EUCRITE – Tu dénatures ma pensée, Nicias, et changes une belle jeune fille en gorgone hideuse. Je te plains d’ignorer la nature des dieux, la justice et les lois éternelles.
ZENOTHEMIS – Pour moi, mes amis, je crois à la réalité du bien et du mal. Mais je suis persuadé qu’il n’est pas une seule action humaine, fût-ce le baiser de Judas, qui ne porte en elle un germe de rédemption. Le mal concourt au salut final des hommes, et en cela, il procède du bien et participe des mérites attachés au bien. C’est ce que les chrétiens ont admirablement exprimé par le mythe de cet homme au poil roux qui pour trahir son maître lui donna le baiser de paix, et assura par un tel acte le salut des hommes. Aussi rien n’est-il, à mon sens, plus injuste et plus vain que la haine dont certains disciples de Paul le tapissier poursuivent le plus malheureux des apôtres de Jésus, sans songer que le baiser de l’Iscariote, annoncé par Jésus lui-même, était nécessaire selon leur propre doctrine à la rédemption des hommes et que, si Judas n’avait pas reçu la bourse de trente sicles, la sagesse divine était démentie, la Providence déçue, ses desseins renversés et le monde rendu au mal, à l’ignorance, à la mort.
MARCUS – La sagesse divine avait prévu que Judas, libre de ne pas donner le baiser du traître, le donnerait pourtant. C’est ainsi qu’elle a employé le crime de l’Iscariote comme une pierre dans l’édifice merveilleux de la rédemption.
ZENOTHEMIS – Je t’ai parlé tout à l’heure, Marcus, comme si je croyais que la rédemption des hommes avait été accomplie par Jésus crucifié, parce que je sais que telle est la croyance des chrétiens et que j’entrais dans leur pensée pour mieux saisir le défaut de ceux qui croient à la damnation éternelle de Judas. Mais en réalité Jésus n’est à mes yeux que le précurseur de Basilide et de Valentin. Quant au mystère de la rédemption, je vous dirai, chers amis, pour peu que vous soyez curieux de l’entendre, comment il s’est véritablement accompli sur la terre.
Les convives firent un signe d’assentiment. Semblables aux vierges athéniennes avec les corbeilles sacrées de Cérès, douze jeunes filles, portant sur leur tête des paniers de grenades et de pommes, entrèrent dans la salle d’un pas léger dont la cadence était marquée par une flûte invisible. Elles posèrent les paniers sur la table, la flûte se tut et Zénothémis parla de la sorte:
– Quand Eunoia, la pensée de Dieu, eut créé le monde, elle confia aux anges le gouvernement de la terre. Mais ceux-ci ne gardèrent point la sérénité qui convient aux maîtres. Voyant que les filles des hommes étaient belles, ils les surprirent, le soir, au bord des citernes, et ils s’unirent à elles. De ces hymens sortit une race violente qui couvrit la terre d’injustice et de cruautés, et la poussière des chemins but le sang innocent. À cette vue Eunoia fut prise d’une tristesse infinie:
– Voilà donc ce que j’ai fait! soupira-t-elle, en se penchant vers le monde. Mes enfants sont plongés par ma faute dans la vie amère. Leur souffrance est mon crime et je veux l’expier. Dieu même, qui ne pense que par moi, serait impuissant à leur rendre la pureté première. Ce qui est fait est fait, et la création est à jamais manquée. Du moins, je n’abandonnerai pas mes créatures. Si je ne puis les rendre heureuses comme moi, je peux me rendre malheureuse comme elles. Puisque j’ai commis la faute de leur donner des corps qui les humilient, je prendrai moi-même un corps semblable aux leurs et j’irai vivre parmi elles.
» Ayant ainsi parlé, Eunoia descendit sur la terre et s’incarna dans le sein d’une tyndaride. Elle naquit petite et débile et reçut le nom d’Hélène. Soumise aux travaux de la vie, elle grandit bientôt en grâce et en beauté, et devint la plus désirée des femmes, comme elle l’avait résolu, afin d’être éprouvée dans son corps mortel par les plus illustres souillures. Proie inerte des hommes lascifs et violents, elle se dévoua au rapt et à l’adultère en expiation de tous les adultères, de toutes les violences, de toutes les iniquités, et causa par sa beauté la ruine des peuples, pour que Dieu pût pardonner les crimes de l’univers. Et jamais la pensée céleste, jamais Eunoia ne fut si adorable qu’aux jours où, femme, elle se prostituait aux héros et aux bergers. Les poètes devinaient sa divinité, quand ils la peignaient si paisible, si superbe et si fatale, et lorsqu’ils lui faisaient cette invocation: – Âme sereine comme le calme des mers!
» C’est ainsi qu’Eunoia fut entraînée par la pitié dans le mal et dans la souffrance. Elle mourut, et les Lacédémoniens montrent son tombeau, car elle devait connaître la mort après la volupté et goûter tous les fruits amers qu’elle avait semés. Mais, s’échappant de la chair décomposée d’Hélène, elle s’incarna dans une autre forme de femme et s’offrit de nouveau à tous les outrages. Ainsi, passant de corps en corps, et traversant parmi nous les âges mauvais, elle prend sur elle les péchés du monde. Son sacrifice ne sera point vain. Attachée à nous par les liens de la chair, aimant et pleurant avec nous, elle opérera sa rédemption et la nôtre, et nous ravira, suspendus à sa blanche poitrine, dans la paix du ciel reconquis.
HERMODORE – Ce mythe ne m’était point inconnu. Il me souvient qu’on a conté qu’en une de ses métamorphoses, cette divine Hélène vivait auprès du magicien Simon, sous Tibère empereur. Je croyais toutefois que sa déchéance était involontaire et que les anges l’avaient entraînée dans leur chute.
ZENOTHEMIS – Hermodore, il est vrai que des hommes mal initiés aux mystères ont pensé que la triste Eunoia n’avait pas consenti sa propre déchéance. Mais, s’il en était ainsi qu’ils prétendent, Eunoia ne serait pas la courtisane expiatrice, l’hostie couverte de toutes les macules, le pain imbibé du vin de nos hontes, l’offrande agréable, le sacrifice méritoire, l’holocauste dont la fumée monte vers Dieu. S’ils n’étaient point volontaires ses péchés n’auraient point de vertu.
CALLICRATE – Mais veux-tu que je t’apprenne, Zénothémis, dans quel pays, sous quel nom, en quelle forme adorable vit aujourd’hui cette Hélène toujours renaissante?
ZENOTHEMIS – Il faut être très sage pour découvrir un tel secret. Et la sagesse, Callicrate, n’est pas donnée aux poètes, qui vivent dans le monde grossier des formes et s’amusent, comme les enfants, avec des sons et de vaines images.
CALLICRATE – Crains d’offenser les dieux, impie Zénothémis; les poètes leur sont chers. Les premières lois furent dictées en vers par les immortels eux-mêmes, et les oracles des dieux sont des poèmes. Les hymnes ont pour les oreilles célestes d’agréables sons. Qui ne sait que les poètes sont des devins et que rien ne leur est caché? Étant poète moi-même et ceint du laurier d’Apollon, je révélerai à tous la dernière incarnation d’Eunoia. L’éternelle Hélène est près de vous: elle nous regarde et nous la regardons. Voyez cette femme accoudée aux coussins de son lit, si belle et toute songeuse, et dont les yeux ont des larmes, les lèvres des baisers. C’est elle! Charmante comme aux jours de Priam et de l’Asie en fleur, Eunoia se nomme aujourd’hui Thaïs.
PHILINA – Que dis-tu, Callicrate? Notre chère Thaïs aurait connu Paris, Mélénas et les Achéens aux belles cnémides qui combattaient devant Ilion! Était-il grand, Thaïs, le cheval de Troie?