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– Ma sœur, ma sœur, ma mère, ô très sainte!

Il pria:

– Anges du ciel, recueillez précieusement cette goutte de sang et portez-la devant le trône du Seigneur. Et qu’une anémone miraculeuse fleurisse sur le sable arrosé par le sang de Thaïs, afin que tous ceux qui verront cette fleur recouvrent la pureté du cœur et des sens! Ô sainte, sainte, très sainte Thaïs!

Comme il priait et prophétisait ainsi, un jeune garçon vint à passer sur un âne. Paphnuce lui ordonna de descendre, fit asseoir Thaïs sur l’âne, prit la bride et suivit le chemin commencé. Vers le soir, ayant rencontré un canal ombragé de beaux arbres, il attacha l’âne au tronc d’un dattier et, s’asseyant sur une pierre moussue, il rompit avec Thaïs un pain qu’ils mangèrent assaisonné de sel et d’hysope. Ils buvaient l’eau fraîche dans le creux de leur main et s’entretenaient de choses éternelles. Elle disait:

– Je n’ai jamais bu d’une eau si pure ni respiré un air si léger, et je sens que Dieu flotte dans les souffles qui passent.

Paphnuce répondait:

– Vois, c’est le soir, ô ma sœur. Les ombres bleues de la nuit couvrent les collines. Mais bientôt tu verras briller dans l’aurore les tabernacles de vie; bientôt tu verras s’allumer les rosés de l’éternel matin.

Ils marchèrent toute la nuit, et tandis que le croissant de la lune effleurait la cime argentée des flots, ils chantaient des psaumes et des cantiques. Quand le soleil se leva, le désert s’étendait devant eux comme une immense peau de lion sur la terre libyque. À la lisière du sable, des cellules blanches s’élevaient près des palmiers dans l’aurore.

– Mon père, demanda Thaïs, sont-ce là les tabernacles de vie?

– Tu l’as dit, ma fille et ma sœur. C’est la maison du salut où je t’enfermerai de mes mains.

Bientôt ils découvrirent de toutes parts des femmes qui s’empressaient près des demeures ascétiques comme des abeilles autour des ruches. Il y en avait qui cuisaient le pain ou qui apprêtaient les légumes; plusieurs filaient la laine, et la lumière du ciel descendait sur elles ainsi qu’un sourire de Dieu. D’autres méditaient à l’ombre des tamaris; leurs mains blanches pendaient à leur côté, car, étant pleines d’amour, elles avaient choisi la part de Madeleine, et elles n’accomplissaient pas d’autres œuvres que la prière, la contemplation et l’extase. C’est pourquoi on les nommait les Maries et elles étaient vêtues de blanc. Et celles qui travaillaient de leurs mains étaient appelées les Marthes et portaient des robes bleues. Toutes étaient voilées, mais les plus jeunes laissaient glisser sur leur front des boucles de cheveux; et il faut croire que c’était malgré elles, car la règle ne le permettait pas. Une dame très vieille, grande, blanche, allait de cellule en cellule, appuyée sur un sceptre de bois dur. Paphnuce s’approcha d’elle avec respect, lui baisa le bord de son voile, et dit:

– La paix du Seigneur soit avec toi, vénérable Albine! J’apporte à la ruche dont tu es la reine une abeille que j’ai trouvée perdue sur un chemin sans fleurs. Je l’ai prise dans le creux de ma main et réchauffée de mon souffle. Je te la donne.

Et il lui désigna du doigt la comédienne, qui s’agenouilla devant la fille des Césars.

Albine arrêta un moment sur Thaïs son regard perçant, lui ordonna de se relever, la baisa au front, puis, se tournant vers le moine:

– Nous la placerons, dit-elle, parmi les Maries.

Paphnuce lui conta alors par quelles voies Thaïs avait été conduite à la maison du salut et il demanda qu’elle fût d’abord enfermée dans une cellule. L’abbesse y consentit, elle conduisit la pénitente dans une cabane restée vide depuis la mort de la vierge Laeta qui l’avait sanctifiée. Il n’y avait dans l’étroite chambre qu’un lit, une table et une cruche, et Thaïs, quand elle posa le pied sur le seuil, fut pénétrée d’une joie infinie.

– Je veux moi-même clore la porte, dit Paphnuce, et poser le sceau que Jésus viendra rompre de ses mains.

Il alla prendre au bord de la fontaine une poignée d’argile humide, y mit un de ses cheveux avec un peu de salive et l’appliqua sur une des fentes de l’huis. Puis, s’étant approché de la fenêtre près de laquelle Thaïs se tenait paisible et contente, il tomba à genoux, loua par trois fois le Seigneur et s’écria:

– Qu’elle est aimable celle qui marche dans les sentiers de vie! Que ses pieds sont beaux et que son visage est resplendissant!

Il se leva, baissa sa cucule sur ses yeux et s’éloigna lentement. Albine appela une de ses vierges.

– Ma fille, lui dit-elle, va porter à Thaïs ce qui lui est nécessaire: du pain, de l’eau et une flûte à trois trous.

Livre III. L’EUPHORBE.

Paphnuce était de retour au saint désert. Il avait pris, vers Athribis, le bateau qui remontait le Nil pour porter des vivres au monastère de l’abbé Sérapion. Quand il débarqua, ses disciples s’avancèrent au-devant de lui avec de grandes démonstrations de joie. Les uns levaient les bras au ciel; les autres, prosternés à terre, baisaient les sandales de l’abbé. Car ils savaient déjà ce que le saint avait accompli dans Alexandrie. C’est ainsi que les moines recevaient ordinairement, par des voies inconnues et rapides, les avis intéressant la sûreté et la gloire de Église Les nouvelles couraient dans le désert avec la rapidité du simoun.

Et tandis que Paphnuce s’enfonçait dans les sables, ses disciples le suivaient en louant le Seigneur. Flavien, qui était l’ancien de ses frères, saisi tout à coup d’un pieux délire, se mit à chanter un cantique inspiré:

–  Jour béni! Voici que notre père nous est rendu!

Il nous revient, chargé de nouveaux mérites dont le prix nous sera compté!

Car les vertus du père sont la richesse des enfants et la sainteté de l’abbé embaume toutes les cellules.

Paphnuce, notre père, vient de donner à Jésus-Christ une nouvelle épouse.

Il a changé par son art merveilleux une brebis noire en brebis blanche.

Et voici qu’il nous revient chargé de nouveaux mérites.

Semblable à l’abeille de l’Arsinoïtide, qu’alourdit le nectar des fleurs.

Comparable au bélier de Nubie, qui peut à peine supporter le poids de sa laine abondante.

Célébrons ce jour en assaisonnant nos mets avec de l’huile!

Parvenus au seuil de la cellule abbatiale, ils se mirent tous à genoux et dirent:

– Que notre père nous bénisse et qu’il nous donne à chacun une mesure d’huile pour fêter son retour!

Seul, Paul le Simple, resté debout, demandait: «Quel est cet homme?» et ne reconnaissait point Paphnuce. Mais personne ne prenait garde à ce qu’il disait, parce qu’on le savait dépourvu d’intelligence, bien que rempli de piété.

L’abbé d’Antinoé, renfermé dans sa cellule, songea.

– J’ai donc enfin regagné l’asile de mon repos et de ma félicité. Je suis donc rentré dans la citadelle de mon contentement. D’où vient que ce cher toit de roseaux ne m’accueille point en ami, et que les murs ne me disent pas: Sois le bienvenu! Rien, depuis mon départ, n’est changé dans cette demeure d’élection. Voici ma table et mon lit. Voici la tête de momie qui m’inspira tant de fois des pensées salutaires, et voici le livre où j’ai si souvent cherché les images de Dieu. Et pourtant je ne retrouve rien de ce que j’ai laissé. Les choses m’apparaissent tristement dépouillées de leurs grâces coutumières, et il me semble que je les vois aujourd’hui pour la première fois. En regardant cette table et cette couche, que j’ai jadis taillées de mes mains, cette tête noire et desséchée, ces rouleaux de papyrus remplis des dictées de Dieu, je crois voir les meubles d’un mort. Après les avoir tant connus, je ne les reconnais pas. Hélas! puisqu’en réalité rien n’est changé autour de moi, c’est moi qui ne suis plus celui que j’étais. Je suis un autre. Le mort, c’était moi! Qu’est-il devenu, mon Dieu? Qu’a-t-il emporté? Que m’a-t-il laissé? Et qui suis-je?