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Comme le peuple publiait partout les miracles opérés par le saint, les malheureux atteints du mal que les Grecs nomment le mal divin, accouraient de toutes les parties Égypte en légions innombrables. Dès qu’ils apercevaient la stèle, ils étaient saisis de convulsions, se roulaient à terre, se cabraient, se mettaient en boule. Et, chose à peine croyable! les assistants, agités à leur tour par un violent délire, imitaient les contorsions des épileptiques. Moines et pèlerins, hommes, femmes, se vautraient, se débattaient pêle-mêle, les membres tordus, la bouche écumeuse, avalant de la terre à poignée et prophétisant. Et Paphnuce, du haut de sa colonne, sentait un frisson lui secouer les membres et criait vers Dieu:

– Je suis le bouc émissaire et je prends en moi toutes les impuretés de ce peuple, et c’est pourquoi, Seigneur, mon corps est rempli de mauvais esprits.

Chaque fois qu’un malade s’en allait guéri, les assistants l’acclamaient, le portaient en triomphe et ne cessaient de répéter:

– Nous venons de voir une autre fontaine de Siloé.

Déjà des centaines de béquilles pendaient à la colonne miraculeuse; des femmes reconnaissantes y suspendaient des couronnes et des images votives. Des Grecs y traçaient des distiques ingénieux, et comme chaque pèlerin venait y graver son nom, la pierre fut bientôt couverte à hauteur d’homme d’une infinité de caractères latins, grecs, coptes, puniques, hébreux, syriaques et magiques.

Quand vinrent les fêtes de Pâques, il y eut dans cette cité du miracle une telle affluence de peuple que les vieillards se crurent revenus au temps des mystères antiques. On voyait se mêler, se confondre sur une vaste étendue la robe bariolée des Égyptiens, le burnous des Arabes, le pagne blanc des Nubiens, le manteau court des Grecs, la toge aux longs plis des Romains, les sayons et les braies écarlates des Barbares et les tuniques lamées d’or des courtisanes. Des femmes voilées passaient sur leur âne, précédées d’eunuques noirs qui leur frayaient un chemin à coups de bâton. Des acrobates, ayant étendu un tapis à terre, faisaient des tours d’adresse et jonglaient avec élégance devant un cercle de spectateurs silencieux. Des charmeurs de serpents, les bras allongés, déroulaient leurs ceintures vivantes. Toute cette foule brillait, scintillait, poudroyait, tintait, clamait, grondait. Les imprécations des chameliers qui frappaient leurs bêtes, les cris des marchands qui vendaient des amulettes contre la lèpre et le mauvais œil, la psalmodie des moines qui chantaient des versets de Écriture, les miaulements des femmes tombées en crise prophétique, les glapissements des mendiants qui répétaient d’antiques chansons de harem, le bêlement des moutons, le braiement des ânes, les appels des marins aux passagers attardés, tous ces bruits confondus faisaient un vacarme assourdissant, que dominait encore la voix stridente des petits négrillons nus, courant partout, pour offrir des dattes fraîches. Et tous ces êtres divers s’étouffaient sous le ciel blanc, dans un air épais, chargé du parfum des femmes, de l’odeur des nègres, de la fumée des fritures et des vapeurs des gommes que les dévotes achetaient à des bergers pour les brûler devant le saint.

La nuit venue, de toutes parts s’allumaient des feux, des torches, des lanternes, et ce n’étaient plus qu’ombres rouges et formes noires. Debout au milieu d’un cercle d’auditeurs accroupis, un vieillard, le visage éclairé par un lampion fumeux, contait comme jadis Bitiou enchanta son cœur, se l’arracha de la poitrine, le mit dans un acacia et puis se changea lui-même en arbre. Il faisait de grands gestes, que son ombre répétait avec des déformations risibles, et l’auditoire émerveillé poussait des cris d’admiration. Dans les cabarets, les buveurs, couchés sur des divans, demandaient de la bière et du vin. Des danseuses, les yeux peints et le ventre nu, représentaient devant eux des scènes religieuses et lascives. À l’écart, des jeunes hommes jouaient aux dés ou à la mourre et des vieillards suivaient dans l’ombre les prostituées. Seule, au-dessus de ces formes agitées, s’élevait l’immuable colonne; la tête aux cornes de vache regardait dans l’ombre et au-dessus d’elle Paphnuce veillait, entre le ciel et la terre. Tout à coup la lune se lève sur le Nil, semblable à l’épaule nue d’une déesse. Les collines ruissellent de lumière et d’azur, et Paphnuce croit voir la chair de Thaïs étinceler dans les lueurs des eaux, parmi les saphirs de la nuit.

Les jours s’écoulaient et le saint demeurait sur son pilier. Quand vint la saison des pluies, l’eau du ciel, passant à travers les fentes de la toiture, inonda son corps; ses membres engourdis devinrent incapables de mouvement. Brûlée par le soleil, rougie par la rosée, sa peau se fendait; de larges ulcères dévoraient ses bras et ses jambes. Mais le désir de Thaïs le consumait intérieurement et il criait:

– Ce n’est pas assez, Dieu puissant! Encore des tentations! Encore des pensées immondes! Encore de monstrueux désirs! Seigneur, fais passer en moi toute la luxure des hommes, afin que je l’expie toute! S’il est faux que la chienne de Sparte ait pris sur elle les péchés du monde, comme je l’ai entendu dire à certain forgeron d’impostures, cette fable contient pourtant un sens caché dont je reconnais aujourd’hui l’exactitude. Car il est vrai que les immondices des peuples entrent dans l’âme des saints pour s’y perdre comme dans un puits. Aussi les âmes des justes sont-elles souillées de plus de fange que n’en contint jamais l’âme d’un pécheur. Et c’est pourquoi je te glorifie, mon Dieu, d’avoir fait de moi l’égout de l’univers.

Mais voici qu’une grande rumeur s’éleva un jour dans la ville sainte et monta jusqu’aux oreilles de l’ascète: un très grand personnage, un homme des plus illustres, le préfet de la flotte d’Alexandrie, Lucius Aurélius Cotta va venir, il vient, il approche!

La nouvelle était vraie. Le vieux Cotta, parti pour inspecter les canaux et la navigation du Nil, avait témoigné à plusieurs reprises le désir de voir le stylite et la nouvelle ville, à laquelle on donnait le nom de Stylopolis. Un matin les Stylopolitains virent le fleuve tout couvert de voiles. À bord d’une galère dorée et tendue de pourpre, Cotta apparut suivi de sa flottille. Il mit pied à terre et s’avança accompagné d’un secrétaire, qui portait ses tablettes, et d’Aristée, son médecin, avec qui il aimait à converser.