Une suite nombreuse marchait derrière lui et la berge se remplissait de laticlaves et de costumes militaires. À quelques pas de la colonne, il s’arrêta et se mit à examiner le stylite en s’épongeant le front avec un pan de sa toge. D’un esprit naturellement curieux, il avait beaucoup observé dans ses longs voyages. Il aimait à se souvenir et méditait d’écrire, après l’histoire punique, un livre des choses singulières qu’il avait vues. Il semblait s’intéresser beaucoup au spectacle qui s’offrait à lui.
– Voilà qui est étrange! disait-il tout suant et soufflant. Et, circonstance digne d’être rapportée, cet homme est mon hôte. Oui, ce moine vint souper chez moi l’an passé; après quoi il enleva une comédienne.
Et se tournant vers son secrétaire:
– Note cela, enfant, sur mes tablettes; ainsi que les dimensions de la colonne, sans oublier la forme du chapiteau.
Puis, s’épongeant le front de nouveau:
– Des personnes dignes de foi m’ont assuré, que depuis un an qu’il est monté sur cette colonne, notre moine ne l’a pas quittée un moment. Aristée, cela est-il possible?
– Cela est possible à un fou et à un malade, répondit Aristée, et ce serait impossible à un homme sain de corps et d’esprit. Ne sais-tu pas, Lucius, que parfois les maladies de l’âme et du corps communiquent à ceux qui en sont affligés des pouvoirs que ne possèdent pas les hommes bien portants. Et, à vrai dire, il n’y a réellement ni bonne ni mauvaise santé. Il y a seulement des états différents des organes. À force d’étudier ce qu’on nomme les maladies, j’en suis arrivé à les considérer comme les formes nécessaires de la vie. Je prends plus de plaisir à les étudier qu’à les combattre. Il y en a qu’on ne peut observer sans admiration et qui cachent, sons un désordre apparent, des harmonies profondes, et c’est certes une belle chose qu’une fièvre quarte! Parfois certaines affections du corps déterminent une exaltation subite des facultés de l’esprit. Tu connais Créon. Enfant, il était bègue et stupide. Mais s’étant fendu le crâne en tombant du haut d’un escalier, il devint l’habile avocat que tu sais. Il faut que ce moine soit atteint dans quelque organe caché. D’ailleurs, son genre d’existence n’est pas aussi singulier qu’il te semble, Lucius. Rappelle-toi les gymnosophistes de l’Inde, qui peuvent garder une entière immobilité, non point seulement le long d’une année, mais durant vingt, trente et quarante ans.
– Par Jupiter! s’écria Cotta, voilà une grande aberration! Car l’homme est né pour agir et l’inertie est un crime impardonnable, puisqu’il est commis au préjudice de État Je ne sais trop à quelle croyance rapporter une pratique si funeste. Il est vraisemblable qu’on doit la rattacher à certains cultes asiatiques. Du temps que j’étais gouverneur de Syrie, j’ai vu des phallus érigés sur les propylées de la ville d’Héra. Un homme y monte deux fois l’an et y demeure pendant sept jours. Le peuple est persuadé que cet homme, conversant avec les dieux, obtient de leur providence la prospérité de la Syrie. Cette coutume me parut dénuée de raison; toutefois, je ne fis rien pour la détruire. Car j’estime qu’un bon administrateur doit, non point abolir les usages des peuples, mais au contraire en assurer l’observation. Il n’appartient pas au gouvernement d’imposer des croyances; son devoir est de donner satisfaction à celles qui existent et qui, bonnes ou mauvaises, ont été déterminées par le génie des temps, des lieux et des races. S’il entreprend de les combattre, il se montre révolutionnaire par l’esprit, tyrannique dans ses actes, et il est justement détesté. D’ailleurs, comment s’élever au-dessus des superstitions au vulgaire, sinon en les comprenant et en les tolérant? Aristée, je suis d’avis qu’on laisse ce néphélococcygien en paix dans les airs, exposé seulement aux offenses des oiseaux. Ce n’est point en le violentant que je prendrai avantage sur lui, mais bien en me rendant compte de ses pensées et de ses croyances.
Il souffla, toussa, posa la main sur l’épaule de son secrétaire:
– Enfant, note que dans certaines sectes chrétiennes, il est recommandable d’enlever des courtisanes et de vivre sur des colonnes. Tu peux ajouter que ces usages supposent le culte des divinités génésiques. Mais, à cet égard, nous devons l’interroger lui-même.
Puis, levant la tête et portant sa main sur ses yeux pour n’être point aveuglé par le soleil, il enfla sa voix:
– Holà! Paphnuce. S’il te souvient que tu fus mon hôte, réponds-moi. Que fais-tu là-haut? Pourquoi y es-tu monté et pourquoi y demeures-tu? Cette colonne a-t-elle dans ton esprit une signification phallique?
Paphnuce, considérant que Cotta était idolâtre, ne daigna pas lui faire de réponse. Mais Flavien, son disciple, s’approcha et dit:
– Illustrissime Seigneur, ce saint homme prend les péchés du monde et guérit les maladies.
– Par Jupiter! tu l’entends, Aristée, s’écria Cotta. Le néphélococcygien exerce, comme toi, la médecine! Que dis-tu d’un confrère si élevé?
Aristée secoua la tête:
– Il est possible qu’il guérisse mieux que je ne fais moi-même certaines maladies, telles, par exemple, que l’épilepsie, nommée vulgairement mal divin, bien que toutes les maladies soient également divines, car elles viennent toutes des dieux. Mais la cause de ce mal est en partie dans l’imagination et tu reconnaîtras, Lucius, que ce moine ainsi juché sur cette tête de déesse frappe l’imagination des malades plus fortement que je ne saurais le faire, courbé dans mon officine sur mes mortiers et sur mes fioles. Il y a des forces, Lucius, infiniment plus puissantes que la raison et que la science.
– Lesquelles? demanda Cotta.
– L’ignorance et la folie, répondit Aristée.
– J’ai rarement vu quelque chose de plus curieux que ce que je vois en ce moment, reprit Cotta, et je souhaite qu’un jour un écrivain habile raconte la fondation de Stylopolis. Mais les spectacles les plus rares ne doivent pas retenir plus longtemps qu’il ne convient un homme grave et laborieux. Allons inspecter les canaux. Adieu, bon Paphnuce! ou plutôt, au revoir! Si jamais, redescendu sur la terre, tu retournes à Alexandrie, ne manque pas, je t’en prie, de venir souper chez moi.
Ces paroles, entendues par les assistants, passèrent de bouche en bouche et, publiées par les fidèles, ajoutèrent une incomparable splendeur à la gloire de Paphnuce. De pieuses imaginations les ornèrent et les transformèrent, et l’on contait que le saint, du haut de sa stèle, avait converti le préfet de la flotte à la foi des apôtres et des pères de Nicée. Les croyants donnaient aux dernières paroles de Lucius Aurélius Cotta un sens figuré; dans leur bouche le souper auquel ce personnage avait convié l’ascète devenait une sainte communion, des agapes spirituelles, un banquet céleste. On enrichissait le récit de cette rencontre de circonstances merveilleuses, auxquelles ceux qui les imaginaient ajoutaient foi les premiers. On disait qu’au moment où Cotta, après une longue dispute, avait confessé la vérité un ange était venu du ciel essuyer la sueur de son front. On ajoutait que le médecin et le secrétaire du préfet de la flotte l’avaient suivi dans sa conversion. Et, le miracle étant notoire, les diacres des principales églises de Lybie en rédigèrent les actes authentiques. On peut dire sans exagération que, dès lors, le monde entier fut saisi du désir de voir Paphnuce, et qu’en Occident comme en Orient, tous les chrétiens tournaient vers lui leurs regards éblouis. Les plus illustres cités d’Italie lui envoyèrent des ambassadeurs, et le césar de Rome, le divin Constant, qui soutenait l’orthodoxie chrétienne, lui écrivit une lettre que des légats lui remirent avec un grand cérémonial. Or, une nuit, tandis que la ville éclose à ses pieds dormait dans la rosée, il entendit une voix qui disait: