– Pensée, où m’as-tu conduit?
Et il résolut de travailler de ses mains afin de procurer à son esprit le repos dont il avait besoin. Près de la fontaine, des bananiers aux larges feuilles croissaient dans l’ombre des palmes. Il en coupa des tiges qu’il porta dans le tombeau. Là, il les broya sous une pierre et les réduisit en minces filaments, comme il l’avait vu faire aux cordiers. Car il se proposait de fabriquer une corde en place de celle qu’un diable lui avait volée. Les démons en éprouvèrent quelque contrariété: ils cessèrent leur vacarme et la joueuse de cinnor elle-même, renonçant à la magie, resta tranquille sur la paroi peinte. Paphnuce, tout en écrasant les tiges des bananiers, rassurait son courage et sa foi.
– Avec le secours du ciel, se disait-il, je dompterai la chair. Quant à l’âme, elle a gardé l’espérance. En vain les diables, en vain cette damnée voudraient m’inspirer des doutes sur la nature de Dieu. Je leur répondrai par la bouche de l’apôtre Jean: «Au commencement était le Verbe et le Verbe était Dieu.» C’est ce que je crois fermement, et si ce que je crois est absurde, je le crois plus fermement encore; et, pour mieux dire, il faut que ce soit absurde. Sans cela, je ne le croirais pas, je le saurais. Or, ce que l’on sait ne donne point la vie, et c’est la foi seule qui sauve.
Il exposait au soleil et à la rosée les fibres détachées, et chaque matin, il prenait soin de les retourner pour les empêcher de pourrir, et il se réjouissait de sentir renaître en lui la simplicité de l’enfance. Quand il eut tissé sa corde, il coupa des roseaux pour en faire des nattes et des corbeilles. La chambre sépulcrale ressemblait à l’atelier d’un vannier et Paphnuce y passait aisément du travail à la prière. Pourtant Dieu ne lui était pas favorable, car une nuit il fut réveillé par une voix qui le glaça d’horreur; il avait deviné que c’était celle du mort.
La voix faisait entendre un appel rapide, un chuchotement léger:
– Hélène! Hélène! viens te baigner avec moi! viens vite!
Une femme, dont la bouche effleurait l’oreille du moine, répondit:
– Ami, je ne puis me lever: un homme est couché sur moi.
Tout à coup, Paphnuce s’aperçut que sa joue reposait sur le sein d’une femme. Il reconnut la joueuse de cinnor qui, dégagée à demi, soulevait sa poitrine. Alors il étreignit désespérément cette fleur de chair tiède et parfumée et, consumé du désir de la damnation, il cria:
– Reste, reste, mon ciel!
Mais elle était déjà debout, sur le seuil. Elle riait, et les rayons de la lune argentaient son sourire.
– À quoi bon rester? disait-elle. L’ombre d’une ombre suffit à un amoureux doué d’une si vive imagination. D’ailleurs, tu as péché. Que te faut-il de plus? Adieu! mon amant m’appelle.
Paphnuce pleura dans la nuit et, quand vint l’aube, il exhala une prière plus douce qu’une plainte:
– Jésus, mon Jésus, pourquoi m’abandonnes-tu? Tu vois le danger où je suis. Viens me secourir, doux Sauveur. Puisque ton père ne m’aime plus, puisqu’il ne m’écoute pas, songe que je n’ai que toi. De lui à moi, rien n’est possible; je ne puis le comprendre, et il ne peut me plaindre. Mais toi, tu es né d’une femme et c’est pourquoi j’espère en toi. Souviens-toi que tu as été homme. Je t’implore, non parce que tu es Dieu de Dieu, lumière de lumière, Dieu vrai du Dieu vrai, mais parce que tu vécus pauvre et faible, sur cette terre où je souffre, parce que Satan voulut tenter ta chair, parce que la sueur de l’agonie glaça ton front. C’est ton humanité que je prie, mon Jésus, mon frère Jésus!
Après qu’il eut prié ainsi, en se tordant les mains, un formidable éclat de rire ébranla les murs du tombeau, et la voix qui avait résonné sur le faîte de la colonne dit en ricanant:
– Voilà une oraison digne du bréviaire de Marcus l’hérétique. Paphnuce est arien! Paphnuce est arien!
Comme frappé de la foudre le moine tomba inanimé.
Quand il rouvrit les yeux, il vit autour de lui des religieux revêtus de cucules noires, qui lui versaient de l’eau sur les tempes et récitaient des exorcismes. Plusieurs se tenaient dehors, portant des palmes.
– Comme nous traversions le désert, dit l’un d’eux, nous avons entendu des cris dans ce tombeau et, étant entrés, nous t’avons vu gisant inerte sur la dalle. Sans doute des démons t’avaient terrassé et ils se sont enfuis à notre approche.
Paphnuce, soulevant la tête, demanda d’une voix faible:
– Mes frères, qui êtes-vous? Et pourquoi tenez-vous des palmes dans vos mains? N’est-ce point en vue de ma sépulture?
Il lui fut répondu:
– Frère, ne sais-tu pas que notre père Antoine, âgé de cent cinq ans, et averti de sa fin prochaine, descend du mont Colzin où il s’était retiré et vient bénir les innombrables enfants de son âme. Nous nous rendons avec des palmes au-devant de notre père spirituel. Mais toi, frère, comment ignores-tu un si grand événement? Est-il possible qu’un ange ne soit pas venu t’en avertir dans ce tombeau.
– Hélas! répondit Paphnuce, je ne mérite pas une telle grâce, et les seuls hôtes de cette demeure sont des démons et des vampires. Priez pour moi! Je suis Paphnuce, abbé d’Antinoé, le plus misérable des serviteurs de Dieu.
Au nom de Paphnuce, tous, agitant leurs palmes, murmuraient des louanges. Celui qui avait déjà pris la parole s’écria avec admiration:
– Se peut-il que tu sois ce saint Paphnuce, célèbre par de tels travaux qu’on doute s’il n’égalera pas un jour le grand Antoine lui-même. Très vénérable, c’est toi qui as converti à Dieu la courtisane Thaïs et qui, élevé sur une haute colonne, as été ravi par les Séraphins. Ceux qui veillaient la nuit, au pied de la stèle, virent ta bienheureuse assomption. Les ailes des anges t’entouraient d’une blanche nuée, et ta droite étendue bénissait les demeures des hommes. Le lendemain, quand le peuple ne te vit plus, un long gémissement monta vers la stèle découronnée. Mais Flavien, ton disciple, publia le miracle et prit à ta place le gouvernement des moines. Seul un homme simple, du nom de Paul, voulut contredire le sentiment unanime. Il assurait qu’il t’avait vu en rêve emporté par des diables; la foule voulait le lapider et c’est merveille qu’il ait pu échapper à la mort. Je suis Zozime, abbé de ces solitaires que tu vois prosternés à tes pieds. Comme eux, je m’agenouille devant toi, afin que tu bénisses le père avec les enfants. Puis, tu nous conteras les merveilles que Dieu a daigné accomplir par ton entremise.
– Loin de m’avoir favorisé comme tu crois, répondit Paphnuce, le Seigneur m’a éprouvé par d’effroyables tentations. Je n’ai point été ravi par les anges. Mais une muraille d’ombre s’est élevée à mes yeux et elle a marché devant moi. J’ai vécu dans un songe. Hors de Dieu tout est rêve. Quand je fis le voyage d’Alexandrie, j’entendis en peu d’heures beaucoup de discours, et je connus que l’armée de l’erreur était innombrable. Elle me poursuit et je suis environné d’épées.
Zozime répondit:
– Vénérable père, il faut considérer que les saints et spécialement les saints solitaires subissent de terribles épreuves. Si tu n’as pas été porté au ciel dans les bras des séraphins, il est certain que le Seigneur a accordé cette grâce à ton image, puisque Flavien, les moines et le peuple ont été témoins de ton ravissement.