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Dès l’aube, Albine reçut l’abbé d’Antinoé au seuil des cellules.

– Tu es le bien venu dans nos tabernacles de paix, vénérable père, car sans doute tu viens bénir la sainte que tu nous avais donnée. Tu sais que Dieu, dans sa clémence, l’appelle à lui; et comment ne saurais-tu pas une nouvelle que les anges ont portée de désert en désert? Il est vrai. Thaïs touche à sa fin bienheureuse. Ses travaux sont accomplis, et je dois t’instruire en peu de mots de la conduite qu’elle a tenue parmi nous. Après ton départ, comme elle était enfermée dans la cellule marquée de ton sceau, je lui envoyai avec sa nourriture une flûte semblable à celles dont jouent aux festins les filles de sa profession. Ce que je faisais était pour qu’elle ne tombât pas dans la mélancolie et pour qu’elle n’eût pas moins de grâce et de talent devant Dieu qu’elle n’en avait montré au regard des hommes. Je n’avais pas agi sans prudence; car Thaïs célébrait tout le jour sur la flûte les louanges du Seigneur et les vierges qu’attiraient les sons de cette flûte invisible disaient: «Nous entendons le rossignol des bocages célestes, le cygne mourant de Jésus crucifié.» C’est ainsi que Thaïs accomplissait sa pénitence, quand, après soixante jours, la porte que tu avais scellée s’ouvrit d’elle-même et le sceau d’argile se rompit sans qu’aucune main humaine l’eût touché. À ce signe je reconnus que l’épreuve que tu avais imposée devait cesser et que Dieu pardonnait les péchés de la joueuse de flûte. Dès lors, elle partagea la vie de mes filles, travaillant et priant avec elles. Elle les édifiait par la modestie de ses gestes et de ses paroles et elle semblait parmi elles la statue de la pudeur. Parfois elle était triste; mais ces nuages passaient. Quand je vis qu’elle était attachée à Dieu par la foi, l’espérance et l’amour, je ne craignis pas d’employer son art et même sa beauté à l’édification de ses sœurs. Je l’invitais à représenter devant nous les actions des femmes fortes et des vierges sages de Écriture Elle imitait Esther, Débora, Judith, Marie, sœur de Lazare, et Marie, mère de Jésus. Je sais, vénérable père, que ton austérité s’alarme à l’idée de ces spectacles. Mais tu aurais été touché toi-même, si tu l’avais vue, dans ces pieuses scènes, répandre des pleurs véritables et tendre au ciel ses bras comme des palmes. Je gouverne depuis longtemps des femmes et j’ai pour règle de ne point contrarier leur nature. Toutes les graines ne donnent pas les mêmes fleurs. Toutes les âmes ne se sanctifient pas de la même manière. Il faut considérer aussi que Thaïs s’est donnée à Dieu quand elle était belle encore, et un tel sacrifice, s’il n’est point unique, est du moins très rare… Cette beauté, son vêtement naturel, ne l’a pas encore quittée après trois mois de la fièvre dont elle meurt. Comme, pendant sa maladie, elle demande sans cesse à voir le ciel, je la fais porter chaque matin dans la cour, près du puits, sous l’antique figuier, à l’ombre duquel les abbesses de ce couvent ont coutume de tenir leurs assemblées; tu l’y trouveras, père vénérable; mais hâte-toi, car Dieu l’appelle et ce soir un suaire couvrira ce visage que Dieu fit pour le scandale et pour l’édification du monde.

Paphnuce suivit Albine dans la cour inondée de lumière matinale. Le long des toits de brique des colombes formaient une file de perles. Sur un lit, à l’ombre du figuier, Thaïs reposait toute blanche, les bras en croix. Debout à ses côtés, des femmes voilées récitaient les prières de l’agonie.

–  Aie pitié de moi, mon Dieu, selon ta grande mansuétude et efface mon iniquité selon la multitude de tes miséricordes.

Il l’appela:

– Thaïs!

Elle souleva les paupières et tourna du côté de la voix les globes blancs de ses yeux.

Albine fit signe aux femmes voilées de s’éloigner de quelques pas.

– Thaïs! répéta le moine.

Elle souleva la tête; un souffle léger sortit de ses lèvres blanches:

– C’est toi, mon père?… Te souvient-il de l’eau de la fontaine et des dattes que nous avons cueillies?… Ce jour-là, mon père, je suis née à l’amour… à la vie.

Elle se tut et laissa retomber sa tête.

La mort était sur elle et la sueur de l’agonie couronnait son front. Rompant le silence auguste, une tourterelle éleva sa voix plaintive. Puis les sanglots du moine se mêlèrent à la psalmodie des vierges.

–  Lave-moi de mes souillures et purifie-moi de mes péchés. Car je connais mon injustice et mon crime se lève sans cesse contre moi.

Tout à coup Thaïs se dressa sur son lit. Ses yeux de violette s’ouvrirent tout grands; et, les regards envolés, les bras tendus vers les collines lointaines, elle dit d’une voix limpide et fraîche:

– Les voilà, les roses de l’éternel matin!

Ses yeux brillaient; une légère ardeur colorait ses tempes. Elle revivait plus suave et plus belle que jamais. Paphnuce, agenouillé, l’enlaça de ses bras noirs.

– Ne meurs pas, criait-il d’une voix étrange qu’il ne reconnaissait pas lui-même. Je t’aime, ne meurs pas! Écoute, ma Thaïs. Je t’ai trompée, je n’étais qu’un fou misérable. Dieu, le ciel, tout cela n’est rien. Il n’y a de vrai que la vie de la terre et l’amour des êtres. Je t’aime! ne meurs pas; ce serait impossible; tu es trop précieuse. Viens, viens avec moi. Fuyons; je t’emporterai bien loin dans mes bras. Viens, aimons-nous. Entends-moi donc, ô ma bien-aimée, et dis: «Je vivrai, je veux vivre.» Thaïs, Thaïs, lève-toi!

Elle ne l’entendait pas. Ses prunelles nageaient dans l’infini. Elle murmura:

– Le ciel s’ouvre. Je vois les anges, les prophètes et les saints… le bon Théodore est parmi eux, les mains pleines de fleurs; il me sourit et m’appelle… Deux séraphins viennent à moi. Ils approchent… qu’ils sont beaux!… Je vois Dieu.

Elle poussa un soupir d’allégresse et sa tête retomba inerte sur l’oreiller. Thaïs était morte. Paphnuce, dans une étreinte désespérée, la dévorait de désir, de rage et d’amour.

Albine lui cria:

– Va-t’en, maudit!

Et elle posa doucement ses doigts sur les paupières de la morte. Paphnuce recula chancelant; les yeux brûlés de flammes et sentant la terre s’ouvrir sous ses pas.

Les vierges entonnaient le cantique de Zacharie:

– Béni soit le Seigneur, le dieu d’Israël.

Brusquement la voix s’arrêta dans leur gorge.

Elles avaient vu la face du moine et elles fuyaient d’épouvante en criant:

– Un vampire! un vampire!

Il était devenu si hideux qu’en passant la main sur son visage, il sentit sa laideur.

1890