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Anatole France

Thaïs

Livre I . LE LOTUS.

En ce temps-là, le désert était peuplé d’anachorètes. Sur les deux rives du Nil, d’innombrables cabanes, bâties de branchages et d’argile par la main des solitaires, étaient semées à quelque distance les unes des autres, de façon que ceux qui les habitaient pouvaient vivre isolés et pourtant s’entr’aider au besoin. Des églises, surmontées du signe de la croix, s’élevaient de loin en loin au-dessus des cabanes et les moines s’y rendaient dans les jours de fête, pour assister à la célébration des mystères et participer aux sacrements. Il y avait aussi, tout au bord du fleuve, des maisons où les cénobites, renfermés chacun dans une étroite cellule, ne se réunissaient qu’afin de mieux goûter la solitude.

Anachorètes et cénobites vivaient dans l’abstinence, ne prenant de nourriture qu’après le coucher du soleil, mangeant pour tout repas leur pain avec un peu de sel et d’hysope. Quelques-uns, s’enfonçant dans les sables, faisaient leur asile d’une caverne ou d’un tombeau et menaient une vie encore plus singulière.

Tous gardaient la continence, portaient le cilice et la cuculle, dormaient sur la terre nue après de longues veilles, priaient, chantaient des psaumes, et pour tout dire, accomplissaient chaque jour les chefs-d’œuvre de la pénitence. En considération du péché originel, ils refusaient à leur corps, non seulement les plaisirs et les contentements, mais les soins mêmes qui passent pour indispensables selon les idées du siècle. Ils estimaient que les maladies de nos membres assainissent nos âmes et que la chair ne saurait recevoir de plus glorieuses parures que les ulcères et les plaies. Ainsi s’accomplissait la parole des prophètes qui avaient dit: «Le désert se couvrira de fleurs.»

Parmi les hôtes de cette sainte Thébaïde, les uns consumaient leurs jours dans l’ascétisme et la contemplation, les autres gagnaient leur subsistance en tressant les fibres des palmes, ou se louaient aux cultivateurs voisins pour le temps de la moisson. Les gentils en soupçonnaient faussement quelques-uns de vivre de brigandage et de se joindre aux Arabes nomades qui pillaient les caravanes. Mais à la vérité ces moines méprisaient les richesses et l’odeur de leurs vertus montait jusqu’au ciel.

Des anges semblables à de jeunes hommes venaient, un bâton à la main, commodes voyageurs, visiter les ermitages, tandis que des démons, ayant pris des figures d’Éthiopiens ou d’animaux, erraient autour des solitaires, afin de les induire en tentation. Quand les moines allaient, le matin, remplir leur cruche à la fontaine, ils voyaient des pas de Satyres et de Centaures imprimés dans le sable. Considérée sous son aspect véritable et spirituel, la Thébaïde était un champ de bataille où se livraient à toute heure, et spécialement la nuit, les merveilleux combats du ciel et de l’enfer.

Les ascètes, furieusement assaillis par des légions de damnés, se défendaient avec l’aide de Dieu et des anges, au moyen du jeûne, de la pénitence et des macérations. Parfois, l’aiguillon des désirs charnels les déchirait si cruellement qu’ils en hurlaient de douleur et que leurs lamentations répondaient, sous le ciel plein d’étoiles, aux miaulements des hyènes affamées. C’est alors que les démons se présentaient à eux sous des formes ravissantes. Car si les démons sont laids en réalité, ils se revêtent parfois d’une beauté apparente qui empêche de discerner leur nature intime. Les ascètes de la Thébaïde virent avec épouvante, dans leur cellule, des images du plaisir inconnues même aux voluptueux du siècle. Mais, comme le signe de la croix était sur eux, ils ne succombaient pas à la tentation, et les esprits immondes, reprenant leur véritable figure, s’éloignaient dès l’aurore, pleins de honte et de rage. Il n’était pas rare, à l’aube, de rencontrer un de ceux-là s’enfuyant tout en larmes, et répondant à ceux qui l’interrogeaient: «Je pleure et je gémis, parce qu’un des chrétiens qui habitent ici m’a battu avec des verges et chassé ignominieusement.»

Les anciens du désert étendaient leur puissance sur les pécheurs et sur les impies. Leur bonté était parfois terrible. Ils tenaient des apôtres le pouvoir de punir les offenses faites au vrai Dieu, et rien ne pouvait sauver ceux qu’ils avaient condamnés. L’on contait avec épouvante dans les villes et jusque dans le peuple d’Alexandrie que la terre s’entr’ouvrait pour engloutir les méchants qu’ils frappaient de leur bâton. Aussi étaient-ils très redoutés des gens de mauvaise vie et particulièrement des mimes, des baladins, des prêtres mariés et des courtisanes.

Telle était la vertu de ces religieux, qu’elle soumettait à son pouvoir jusqu’aux bêtes féroces. Lorsqu’un solitaire était près de mourir, un lion lui venait creuser une fosse avec ses ongles. Le saint homme, connaissant par là que Dieu l’appelait à lui, s’en allait baiser la joue à tous ses frères. Puis il se couchait avec allégresse, pour s’endormir dans le Seigneur.

Or, depuis qu’Antoine, âgé de plus de cent ans, s’était retiré sur le mont Colzin avec ses disciples bien-aimés, Macaire et Amathas, il n’y avait pas dans toute la Thébaïde de moine plus abondant en œuvres que Paphnuce, abbé d’Antinoé. À vrai dire, Ephrem et Sérapion commandaient à un plus grand nombre de moines et excellaient dans la conduite spirituelle et temporelle de leurs monastères. Mais Paphnuce observait les jeûnes les plus rigoureux et demeurait parfois trois jours entiers sans prendre de nourriture. Il portait un cilice d’un poil très rude, se flagellait matin et soir et se tenait souvent prosterné le front contre terre.

Ses vingt-quatre disciples, ayant construit leurs cabanes proche la sienne, imitaient ses austérités. Il les aimait chèrement en Jésus-Christ et les exhortait sans cesse à la pénitence. Au nombre de ses fils spirituels se trouvaient des hommes qui, après s’être livrés au brigandage pendant de longues années, avaient été touchés par les exhortations du saint abbé au point d’embrasser l’état monastique. La pureté de leur vie édifiait leurs compagnons. On distinguait parmi eux l’ancien cuisinier d’une reine d’Abyssinie qui, converti semblablement par l’abbé d’Antinoé, ne cessait de répandre des larmes, et le diacre Flavien, qui avait la connaissance des écritures et parlait avec adresse. Mais le plus admirable des disciples de Paphnuce était un jeune paysan nommé Paul et surnommé le Simple, à cause de son extrême naïveté. Les hommes raillaient sa candeur, mais Dieu le favorisait en lui envoyant des visions et en lui accordant le don de prophétie.

Paphnuce sanctifiait ses heures par l’enseignement de ses disciples et les pratiques de l’ascétisme. Souvent aussi, il méditait sur les livres sacrés pour y trouver des allégories. C’est pourquoi, jeune encore d’âge, il abondait en mérites. Les diables qui livrent de si rudes assauts aux bons anachorètes n’osaient s’approcher de lui. La nuit, au clair de lune, sept petits chacals se tenaient devant sa cellule, assis sur leur derrière, immobiles, silencieux, dressant l’oreille. Et l’on croit que c’était sept démons qu’il retenait sur son seuil par la vertu de sa sainteté.

Paphnuce était né à Alexandrie de parents nobles, qui l’avaient fait instruire dans les lettres profanes. Il avait même été séduit par les mensonges des poètes, et tels étaient, en sa première jeunesse, l’erreur de son esprit et le dérèglement de sa pensée, qu’il croyait que la race humaine avait été noyée par les eaux du déluge au temps de Deucalion, et qu’il disputait avec ses condisciples sur la nature, les attributs et l’existence même de Dieu. Il vivait alors dans la dissipation, à la manière des gentils. Et c’est un temps qu’il ne se rappelait qu’avec honte et pour sa confusion.

– Durant ces jours, disait-il à ses frères, je bouillais dans la chaudière des fausses délices.

Il entendait par là qu’il mangeait des viandes habilement apprêtées et qu’il fréquentait les bains publics. En effet, il avait mené jusqu’à sa vingtième année cette vie du siècle, qu’il conviendrait mieux d’appeler mort que vie. Mais, ayant reçu les leçons du prêtre Macrin, il devint un homme nouveau.

La vérité le pénétra tout entier, et il avait coutume de dire qu’elle était entrée en lui comme une épée. Il embrassa la foi du Calvaire et il adora Jésus crucifié. Après son baptême, il resta un an encore parmi les gentils, dans le siècle où le retenaient les liens de l’habitude. Mais un jour, étant entré dans une église, il entendit le diacre qui lisait ce verset de l’Écriture: «Si tu veux être parfait, va et vends tout ce que tu as et donnes-en l’argent aux pauvres.» Aussitôt il vendit ses biens, en distribua le prix en aumônes et embrassa la vie monastique.

Depuis dix ans qu’il s’était retiré loin des hommes, il ne bouillait plus dans la chaudière des délices charnelles, mais il macérait profitablement dans les baumes de la pénitence.

Or, un jour que, rappelant, selon sa pieuse habitude, les heures qu’il avait vécues loin de Dieu, il examinait ses fautes une à une, pour en concevoir exactement la difformité, il lui souvint d’avoir vu jadis au théâtre d’Alexandrie une comédienne d’une grande beauté, nommée Thaïs. Cette femme se montrait dans les jeux et ne craignait pas de se livrer à des danses dont les mouvements, réglés avec trop d’habileté, rappelaient ceux des passions les plus horribles. Ou bien elle simulait quelqu’une de ces actions honteuses que les fables des païens prêtent à Vénus, à Léda ou à Pasiphaé. Elle embrasait ainsi tous les spectateurs du feu de la luxure; et, quand de beaux jeunes hommes ou de riches vieillards venaient, pleins d’amour, suspendre des fleurs au seuil de sa maison, elle leur faisait accueil et se livrait à eux. En sorte qu’en perdant son âme, elle perdait un très grand nombre d’autres âmes.