– Viens, mon âme! viens, mes yeux! viens mon petit cœur! viens revêtir les aubes du baptême.
Et il emporta l’enfant pressée sur sa poitrine. Effrayée et curieuse, Thaïs, la tête hors du manteau, attachait ses bras au cou de son ami qui courait dans la nuit. Ils suivirent des ruelles noires; ils traversèrent le quartier des juifs; ils longèrent un cimetière où l’orfraie poussait son cri sinistre. Ils passèrent, dans un carrefour, sous des croix auxquelles pendaient les corps des suppliciés et dont les bras étaient chargés de corbeaux qui claquaient du bec. Thaïs cacha sa tête dans la poitrine de l’esclave. Elle n’osa plus rien voir le reste du chemin. Tout à coup il lui sembla qu’on la descendait sous terre. Quand elle rouvrit les yeux, elle se trouva dans un étroit caveau, éclairé par des torches de résine et dont les murs étaient peints de grandes figures droites qui semblaient s’animer sous la fumée des torches. On y voyait des hommes vêtus de longues tuniques et portant des palmes, au milieu d’agneaux, de colombes et de pampres. Thaïs, parmi ces figures, reconnut Jésus de Nazareth à ce que des anémones fleurissaient à ses pieds. Au milieu de la salle, près d’une grande cuve de pierre remplie d’eau jusqu’au bord, se tenait un vieillard coiffé d’une mitre basse et vêtu d’une dalmatique écarlate, brodée d’or. De son maigre visage pendait une longue barbe. Il avait l’air humble et doux sous son riche costume. C’était l’évêque Vivantius qui, prince exilé de l’église de Cyrène, exerçait, pour vivre, le métier de tisserand et fabriquait de grossières étoffes de poil de chèvre. Deux pauvres enfants se tenaient debout à ses côtés. Tout proche, une vieille négresse présentait déployée une petite robe blanche. Ahmès, ayant posé l’enfant à terre, s’agenouilla devant l’évêque et dit:
– Mon père, voici la petite âme, la fille de mon âme. Je te l’amène afin que, selon ta promesse et s’il plaît à ta Sérénité, tu lui donnes le baptême de vie.
À ces mois, l’évêque, ayant ouvert les bras, laissa voir ses mains mutilées. Il avait eu les ongles arrachés en confessant la foi aux jours de l’épreuve. Thaïs eut peur et se jeta dans les bras d’Ahmès. Mais le prêtre la rassura par des paroles caressantes:
– Ne crains rien, petite bien-aimée. Tu as ici un père selon l’esprit, Ahmès, qu’on nomme Théodore parmi les vivants, et une douce mère dans la grâce qui t’a préparé de ses mains une robe blanche.
Et se tournant vers la négresse:
– Elle se nomme Nitida, ajouta-t-il; elle est esclave sur cette terre. Mais Jésus l’élèvera dans le ciel au rang de ses épouses.
Puis il interrogea l’enfant néophyte:
– Thaïs, crois-tu en Dieu, le père tout-puissant, en son fils unique qui mourut pour notre salut et en tout ce qu’ont enseigné les apôtres?
– Oui, répondirent ensemble le nègre et la négresse, qui se tenaient par la main.
Sur l’ordre de l’évêque, Nitida, agenouillée, dépouilla Thaïs de tous ses vêtements. L’enfant était nue, une amulette au cou. Le pontife la plongea trois fois dans la cuve baptismale. Les acolytes présentèrent l’huile avec laquelle Vivantius fit les onctions et le sel dont il posa un grain sur les lèvres de la catéchumène. Puis, ayant essuyé ce corps destiné, à travers tant d’épreuves, à la vie éternelle, l’esclave Nitida le revêtit de la robe blanche qu’elle avait tissue de ses mains.
L’évêque donna à tous le baiser de paix et, la cérémonie terminée, dépouilla ses ornements sacerdotaux. Quand ils furent tous hors de la crypte, Ahmès dit:
– Il faut nous réjouir en ce jour d’avoir donné une âme au bon Seigneur Dieu; allons dans la maison qu’habite ta Sérénité, pasteur Vivantius, et livrons-nous à la joie tout le reste de la nuit.
– Tu as bien parlé, Théodore, répondit l’évêque.
Et il conduisit la petite troupe dans sa maison qui était toute proche. Elle se composait d’une seule chambre, meublée de deux métiers de tisserand, d’une table grossière et d’un tapis tout usé. Dès qu’ils y furent entrés:
– Nitida, cria le Nubien, apporte la poêle et la jarre d’huile, et faisons un bon repas.
En parlant ainsi, il tira de dessous son manteau de petits poissons qu’il y tenait cachés. Puis, ayant allumé un grand feu, il les fit frire. Et tous, l’évêque, l’enfant, les deux jeunes garçons et les deux esclaves, s’étant assis en cercle sur le tapis, mangèrent les poissons en bénissant le Seigneur. Vivantius parlait du martyre qu’il avait souffert et annonçait le triomphe prochain de Église Son langage était rude, mais plein de jeux de mots et de figures. Il comparait la vie des justes à un tissu de pourpre et, pour expliquer le baptême, il disait:
– L’Esprit Saint flotta sur les eaux, c’est pourquoi les chrétiens reçoivent le baptême de l’eau. Mais les démons habitent aussi les ruisseaux; les fontaines consacrées aux nymphes sont redoutables et l’on voit que certaines eaux apportent diverses maladies de l’âme et du corps.
Parfois il s’exprimait par énigmes et il inspirait ainsi à l’enfant une profonde admiration. À la fin du repas, il offrit un peu de vin à ses hôtes dont les langues se délièrent et qui se mirent à chanter des complaintes et des cantiques. Ahmès et Nitida, s’étant levés, dansèrent une danse nubienne qu’ils avaient apprise enfants, et qui se dansait sans doute dans la tribu depuis les premiers âges du monde. C’était une danse amoureuse; agitant les bras et tout le corps balancé en cadence, ils feignaient tour à tour de se fuir et de se chercher. Ils roulaient de gros yeux et montraient dans un sourire des dents étincelantes.
C’est ainsi que Thaïs reçut le saint baptême.
Elle aimait les amusements et, à mesure qu’elle grandissait, de vagues désirs naissaient en elle. Elle dansait et chantait tout le jour des rondes avec les enfants errants dans les rues, et elle regagnait, à la nuit, la maison de son père, en chantonnant encore:
– Torti tortu, pourquoi gardes-tu la maison?
– Je dévide la laine et le fil de Milet.
– Torti tortu, comment ton fils a-t-il péri?
– Du haut des chevaux blancs il tomba dans la mer.
Maintenant elle préférait à la compagnie du doux Ahmès celle des garçons et des filles. Elle ne s’apercevait point que son ami était moins souvent auprès d’elle. La persécution s’étant ralentie, les assemblées des chrétiens devenaient plus régulières et le Nubien les fréquentait assidûment. Son zèle s’échauffait; de mystérieuses menaces s’échappaient parfois de ses lèvres. Il disait que les riches ne garderaient point leurs biens. Il allait dans les places publiques où les chrétiens d’une humble condition avaient coutume de se réunir et là, rassemblant les misérables étendus à l’ombre des vieux murs, il leur annonçait l’affranchissement des esclaves et le jour prochain de la justice.
– Dans le royaume de Dieu, disait-il, les esclaves boiront des vins frais et mangeront des fruits délicieux, tandis que les riches, couchés à leurs pieds comme des chiens, dévoreront les miettes de leur table.
Ces propos ne restèrent point secrets; ils furent publiés dans le faubourg et les maîtres craignirent qu’Ahmès n’excitât les esclaves à la révolte. Le cabaretier en ressentit une rancune profonde qu’il dissimula soigneusement.
Un jour, une salière d’argent, réservée à la nappe des dieux, disparut du cabaret. Ahmès fut accusé de l’avoir volée, en haine de son maître et des dieux de l’empire. L’accusation était sans preuves et l’esclave la repoussait de toutes ses forces. Il n’en fut pas moins traîné devant le tribunal et, comme il passait pour un mauvais serviteur, le juge le condamna au dernier supplice.
– Tes mains, lui dit-il, dont tu n’as pas su faire un bon usage, seront clouées au poteau.
Ahmès écouta paisiblement cet arrêt, salua le juge avec beaucoup de respect et fut conduit à la prison publique. Durant les trois jours qu’il y resta, il ne cessa de prêcher Évangile aux prisonniers et l’on a conté depuis que des criminels et le geôlier lui-même, touchés par ses paroles, avaient cru en Jésus crucifié. On le conduisit à ce carrefour qu’une nuit, moins de deux ans auparavant, il avait traversé avec allégresse, portant dans son manteau blanc la petite Thaïs, la fille de son âme, sa fleur bien-aimée. Attaché sur la croix, les mains clouées, il ne poussa pas une plainte; seulement il soupira à plusieurs reprises: «J’ai soif!»
Son supplice dura trois jours et trois nuits. On n’aurait pas cru la chair humaine capable d’endurer une si longue torture. Plusieurs fois on pensa qu’il était mort; les mouches dévoraient la cire de ses paupières; mais tout à coup il rouvrait ses yeux sanglants. Le matin du quatrième jour, il chanta d’une voix plus pure que la voix des enfants:
– Dis-nous, Marie, qu’as-tu vu là d’où tu viens?
Puis il sourit, et dit:
– Les voici, les anges du bon Seigneur! Ils m’apportent du vin et des fruits. Qu’il est frais le battement de leurs ailes.