Et Paphnuce tomba à genoux les yeux pleins d’extase. Alors Thaïs vit sur la face du saint le reflet de Jésus vivant.
– Ô jours envolés de mon enfance! dit-elle en sanglotant. Ô mon doux père Ahmès! bon saint Théodore, que ne suis-je morte dans ton manteau blanc tandis que tu m’emportais aux premières lueurs du matin, toute fraîche encore des eaux du baptême!
Paphnuce s’élança vers elle en s’écriant:
– Tu es baptisée!… Ô Sagesse divine! ô Providence! ô Dieu bon! Je connais maintenant la puissance qui m’attirait vers toi. Je sais ce qui te rendait si chère et si belle à mes yeux. C’est la vertu des eaux baptismales qui m’a fait quitter l’ombre de Dieu où je vivais pour t’aller chercher dans l’air empoisonné du siècle. Une goutte, une goutte sans doute des eaux qui lavèrent ton corps a jailli sur mon front. Viens, ô ma sœur, et reçois de ton frère le baiser de paix.
Et le moine effleura de ses lèvres le front de la courtisane.
Puis il se tut, laissant parler Dieu, et l’on n’entendait plus, dans la grotte des Nymphes, que les sanglots de Thaïs mêlés au chant des eaux vives.
Elle pleurait sans essuyer ses larmes quand deux esclaves noires vinrent chargées d’étoffes, de parfums et de guirlandes.
– Ce n’était guère à propos de pleurer, dit-elle en essayant de sourire. Les larmes rougissent les yeux et gâtent le teint, on doit souper cette nuit chez des amis, et je veux être belle, car il y aura là des femmes pour épier la fatigue de mon visage. Ces esclaves viennent m’habiller. Retire-toi, mon père, et laisse-les faire. Elles sont adroites et expérimentées; aussi les ai-je payées très cher. Vois celle-ci, qui a de gros anneaux d’or et qui montre des dents si blanches. Je l’ai enlevée à la femme du proconsul.
Paphnuce eut d’abord la pensée de s’opposer de toutes ses forces à ce que Thaïs allât à ce souper. Mais, résolu d’agir prudemment, il lui demanda quelles personnes elle y rencontrerait.
Elle répondit qu’elle y verrait l’hôte du festin, le vieux Cotta, préfet de la flotte. Nicias et plusieurs autres philosophes avides de disputes, le poète Callicrate, le grand prêtre de Sérapis, des jeunes hommes riches occupés surtout à dresser des chevaux, enfin des femmes dont on ne saurait rien dire et qui n’avaient que l’avantage de la jeunesse. Alors, par une inspiration surnaturelle:
– Va parmi eux, Thaïs, dit le moine. Va! Mais je ne te quitte pas. J’irai avec toi à ce festin et je me tiendrai sans rien dire à ton côté.
Elle éclata de rire. Et tandis que les deux esclaves noires s’empressaient autour d’elle, elle s’écria:
– Que diront-ils quand ils verront que j’ai pour amant un moine de la Thébaïde?
LE BANQUET.
Lorsque, suivie de Paphnuce, Thaïs entra dans la salle du banquet, les convives étaient déjà, pour la plupart, accoudés sur les lits, devant la table en fer à cheval, couverte d’une vaisselle étincelante. Au centre de cette table s’élevait une vasque d’argent que surmontaient quatre satires inclinant des outres d’où coulait sur des poissons bouillis une saumure dans laquelle ils nageaient. À la venue de Thaïs les acclamations s’élevèrent de toutes parts.
– Salut à la sœur des Charites!
– Salut à la Melpomène silencieuse, dont les regards savent tout exprimer!
– Salut à la bien-aimée des dieux et des hommes!
– À la tant désirée!
– À celle qui donne la souffrance et la guérison!
– À la perle de Racotis!
– À la rose d’Alexandrie!
Elle attendit impatiemment que ce torrent de louanges eût coulé; et puis elle dit à Cotta, son hôte:
– Lucius, je t’amène un moine du désert, Paphnuce, abbé d’Antinoé; c’est un grand saint, dont les paroles brûlent comme du feu.
Lucius Aurélius Cotta, préfet de la flotte, s’étant levé:
– Sois le bienvenu, Paphnuce, toi qui professes la foi chrétienne. Moi-même, j’ai quelque respect pour un culte désormais impérial. Le divin Constantin a placé tes coreligionnaires au premier rang des amis de l’empire. La sagesse latine devait en effet admettre ton Christ dans notre Panthéon. C’est une maxime de nos pères qu’il y a en tout dieu quelque chose de divin. Mais laissons cela. Buvons et réjouissons-nous tandis qu’il en est temps encore.
Le vieux Cotta parlait ainsi avec sérénité. Il venait d’étudier un nouveau modèle de galère et d’achever le sixième livre de son histoire des Carthaginois. Sûr de n’avoir pas perdu sa journée, il était content de lui et des dieux.
– Paphnuce, ajouta-t-il, tu vois ici plusieurs hommes dignes d’être aimés: Hermodore, grand prêtre de Sérapis, les philosophes Dorion, Nicias et Zénothémis, le poète Callicrate, le jeune Chéréas et le jeune Aristobule, tous deux fils d’un cher compagnon de ma jeunesse; et près d’eux Philina avec Drosé, qu’il faut louer grandement d’être belles.
Nicias vint embrasser Paphnuce et lui dit à l’oreille:
– Je t’avais bien averti, mon frère, que Vénus était puissante. C’est elle dont la douce violence t’a amené ici malgré toi. Écoute, tu es un homme rempli de piété; mais, si tu ne reconnais pas qu’elle est la mère des dieux, ta ruine est certaine. Sache que le vieux mathématicien Mélanthe a coutume de dire: «Je ne pourrais pas, sans l’aide de Vénus, démontrer les propriétés d’un triangle.»
Dorion, qui depuis quelques instants considérait le nouveau venu, soudain frappa des mains et poussa des cris d’admiration.
– C’est lui, mes amis! Son regard, sa barbe, sa tunique: c’est lui-même! Je l’ai rencontré au théâtre pendant que notre Thaïs montrait ses bras ingénieux. Il s’agitait furieusement et je puis attester qu’il parlait avec violence. C’est un honnête homme: il va nous invectiver tous; son éloquence est terrible. Si Marcus est le Platon des chrétiens, Paphnuce est leur Démosthène. Épicure, dans son petit jardin, n’entendit jamais rien de pareil.
Cependant Philina et Drosé dévoraient Thaïs des yeux. Elle portait dans ses cheveux blonds une couronne de violettes pâles dont chaque fleur rappelait, en une teinte affaiblie, la couleur de ses prunelles, si bien que les fleurs semblaient des regards effacés et les yeux des fleurs étincelantes. C’était le don de cette femme: sur elle tout vivait, tout était âme et harmonie. Sa robe, couleur de mauve et lamée d’argent, traînait dans ses longs plis une grâce presque triste, que n’égayaient ni bracelets ni colliers, et tout l’éclat de sa parure était dans ses bras nus. Admirant malgré elles la robe et la coiffure de Thaïs, ses deux amies ne lui en parlèrent point.
– Que tu es belle! lui dit Philina. Tu ne pouvais l’être plus quand tu vins à Alexandrie. Pourtant ma mère qui se souvenait de t’avoir vue alors disait que peu de femmes étaient dignes de t’être comparées.
– Qui est donc, demanda Drosé, ce nouvel amoureux que tu nous amènes? Il a l’air étrange et sauvage. S’il y avait des pasteurs d’éléphants, assurément ils seraient faits comme lui. Où as-tu trouvé, Thaïs, un si sauvage ami? Ne serait-ce pas parmi les troglodytes qui vivent sous la terre et qui sont tout barbouillés des fumées du Hadès?
Mais Philina posant un doigt sur la bouche de Drosé:
– Tais-toi, les mystères de l’amour doivent rester secrets et il est défendu de les connaître. Pour moi, certes, j’aimerais mieux être baisée par la bouche de l’Etna fumant, que par les lèvres de cet homme. Mais notre douce Thaïs, qui est belle et adorable comme les déesses, doit, comme les déesses, exaucer toutes les prières et non pas seulement à notre guise celles des hommes aimables.
– Prenez garde toutes deux! répondit Thaïs. C’est un mage et un enchanteur. Il entend les paroles prononcées à voix basse et même les pensées. Il vous arrachera le cœur pendant votre sommeil; il le remplacera par une éponge, et le lendemain, en buvant de l’eau, vous mourrez étouffées!
Elle les regarda pâlir, leur tourna le dos et s’assit sur un lit à côté de Paphnuce. La voix de Cotta, impérieuse et bienveillante, domina tout à coup le murmure des propos intimes: