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Peu s’en était fallu qu’elle eût induit Paphnuce lui-même au péché de la chair. Elle avait allumé le désir dans ses veines et il s’était une fois approché de la maison de Thaïs. Mais il avait été arrêté au seuil de la courtisane par la timidité naturelle à l’extrême jeunesse (il avait alors quinze ans), et par la peur de se voir repoussé, faute d’argent, car ses parents veillaient à ce qu’il ne pût faire de grandes dépenses. Dieu, dans sa miséricorde, avait pris ces deux moyens pour le sauver d’un grand crime. Mais Paphnuce ne lui en avait eu d’abord aucune reconnaissance, parce qu’en ce temps-là il savait mal discerner ses propres intérêts et qu’il convoitait les faux biens. Donc, agenouillé dans sa cellule devant le simulacre de ce bois salutaire où fut suspendue, comme dans une balance, la rançon du monde, Paphnuce se prit à songer à Thaïs, parce que Thaïs était son péché, et il médita longtemps, selon les règles de l’ascétisme, sur la laideur épouvantable des délices charnelles, dont cette femme lui avait inspiré le goût, aux jours de trouble et d’ignorance. Après quelques heures de méditation, l’image de Thaïs lui apparut avec une extrême netteté. Il la revit telle qu’il l’avait vue lors de la tentation, belle selon la chair. Elle se montra d’abord comme une Léda, mollement couchée sur un lit d’hyacinthe, la tête renversée, les yeux humides et pleins d’éclairs, les narines frémissantes, la bouche entr’ouverte, la poitrine en fleur et les bras frais comme deux ruisseaux. À cette vue, Paphnuce se frappait la poitrine et disait:

– Je te prends à témoin, mon Dieu, que je considère la laideur de mon péché!

Cependant l’image changeait insensiblement d’expression. Les lèvres de Thaïs révélaient peu à peu, en s’abaissant aux deux coins de la bouche, une mystérieuse souffrance. Ses yeux agrandis étaient pleins de larmes et de lueurs; de sa poitrine gonflée de soupirs, montait une haleine semblable aux premiers souffles de l’orage. À cette vue, Paphnuce se sentit troublé jusqu’au fond de l’âme. S’étant prosterné, il fit cette prière:

– Toi qui as mis la pitié dans nos cœurs comme la rosée du matin sur les prairies, Dieu juste et miséricordieux, sois béni! Louange, louange à toi! Écarte de ton serviteur cette fausse tendresse qui mène à la concupiscence et fais-moi la grâce de ne jamais aimer qu’en toi les créatures, car elles passent et tu demeures. Si je m’intéresse à cette femme, c’est parce qu’elle est ton ouvrage. Les anges eux-mêmes se penchent vers elle avec sollicitude. N’est-elle pas, ô Seigneur, le souffle de ta bouche? Il ne faut pas qu’elle continue à pécher avec tant de citoyens et d’étrangers. Une grande pitié s’est élevée pour elle dans mon cœur. Ses crimes sont abominables et la seule pensée m’en donne un tel frisson que je sens se hérisser d’effroi tous les poils de ma chair. Mais plus elle est coupable et plus je dois la plaindre. Je pleure en songeant que les diables la tourmenteront durant l’éternité.

Comme il méditait de la sorte, il vit un petit chacal assis à ses pieds. Il en éprouva une grande surprise, car la porte de sa cellule était fermée depuis le matin. L’animal semblait lire dans la pensée de l’abbé et il remuait la queue comme un chien. Paphnuce se signa: la bête s’évanouit. Connaissant alors que pour la première fois le diable s’était glissé dans sa chambre, il fit une courte prière; puis il songea de nouveau à Thaïs.

– Avec l’aide de Dieu, se dit-il, il faut que je la sauve!

Et il s’endormit.

Le lendemain matin, ayant fait sa prière, il se rendit auprès du saint homme Palémon, qui menait, à quelque distance, la vie anachorétique. Il le trouva qui, paisible et riant, bêchait la terre selon sa coutume. Palémon était un vieillard; il cultivait un petit jardin: les bêtes sauvages venaient lui lécher les mains, et les diables ne le tourmentaient pas.

– Dieu soit loué! mon frère Paphnuce, dit-il, appuyé sur sa bêche.

– Dieu soit loué! répondit Paphnuce. Et que la paix soit avec mon frère!

– La paix soit semblablement avec toi! frère Paphnuce, reprit le moine Palémon; et il essuya avec sa manche la sueur de son front.

– Frère Palémon, nos discours doivent avoir pour unique objet la louange de Celui qui a promis de se trouver au milieu de ceux qui s’assemblent en son nom. C’est pourquoi je viens t’entretenir d’un dessein que j’ai formé en vue de glorifier le Seigneur.

– Puisse donc le Seigneur bénir ton dessein, Paphnuce, comme il a béni mes laitues! Il répand tous les matins sa grâce avec sa rosée sur mon jardin et sa bonté m’incite à le glorifier dans les concombres et les citrouilles qu’il me donne. Prions-le qu’il nous garde en sa paix! Car rien n’est plus à craindre que les mouvements désordonnés qui troublent les cœurs. Quand ces mouvements nous agitent, nous sommes semblables à des hommes ivres et nous marchons, tirés de droite et de gauche, sans cesse près de tomber ignominieusement. Parfois ces transports nous plongent dans une joie déréglée, et celui qui s’y abandonne fait retentir dans l’air souillé le rire épais des brutes. Cette joie lamentable entraîne le pécheur dans toutes sortes de désordres. Mais parfois aussi ces troubles de l’âme et des sens nous jettent dans une tristesse impie, plus funeste mille fois que la joie. Frère Paphnuce, je ne suis qu’un malheureux pécheur; mais j’ai éprouvé dans ma longue vie que le cénobite n’a pas de pire ennemi que la tristesse. J’entends par là cette mélancolie tenace qui enveloppe l’âme comme une brume et lui cache la lumière de Dieu. Rien n’est plus contraire au salut, et le plus grand triomphe du diable est de répandre une âcre et noire humeur dans le cœur d’un religieux. S’il ne nous envoyait que des tentations joyeuses, il ne serait pas de moitié si redoutable. Hélas! il excelle à nous désoler. N’a-t-il pas montré à notre père Antoine un enfant noir d’une telle beauté que sa vue tirait des larmes? Avec l’aide de Dieu, notre père Antoine évita les pièges du démon. Je l’ai connu du temps qu’il vivait parmi nous; il s’égayait avec ses disciples, et jamais il ne tomba dans la mélancolie. Mais n’es-tu pas venu, mon frère, m’entretenir d’un dessein formé dans ton esprit? Tu me favoriseras en m’en faisant part, si toutefois ce dessein a pour objet la gloire de Dieu.

– Frère Palémon, je me propose en effet de glorifier le Seigneur. Fortifie-moi de ton conseil, car tu as beaucoup de lumières et le péché n’a jamais obscurci la clarté de ton intelligence.

– Frère Paphnuce, je ne suis pas digne de délier la courroie de tes sandales et mes iniquités sont innombrables comme les sables du désert. Mais je suis vieux et je ne te refuserai pas l’aide de mon expérience.

– Je te confierai donc, frère Palémon, que je suis pénétré de douleur à la pensée qu’il y a dans Alexandrie une courtisane nommée Thaïs, qui vit dans le péché et demeure pour le peuple un objet de scandale.

– Frère Paphnuce, c’est là, en effet, une abomination dont il convient de s’affliger. Beaucoup de femmes vivent comme celle-là parmi les gentils. As-tu imaginé un remède applicable à ce grand mal?

– Frère Palémon, j’irai trouver cette femme dans Alexandrie, et, avec le secours de Dieu, je la convertirai. Tel est mon dessein; ne l’approuves-tu pas, mon frère?

– Frère Paphnuce, je ne suis qu’un malheureux pécheur, mais notre père Antoine avait coutume de dire: «En quelque lieu que tu sois, ne te hâte pas d’en sortir pour aller ailleurs.»

– Frère Palémon, découvres-tu quelque chose de mauvais dans l’entreprise que j’ai conçue?

– Doux Paphnuce, Dieu me garde de soupçonner les intentions de mon frère! Mais notre père Antoine disait encore: «Les poissons qui sont tirés en un lieu sec y trouvent la mort: pareillement il advient que les moines qui s’en vont hors de leurs cellules et se mêlent aux gens du siècle s’écartent des bons propos».

Ayant ainsi parlé, le vieillard Palémon enfonça du pied dans la terre le tranchant de sa bêche et se mit à creuser le sol avec ardeur autour d’un jeune pommier. Tandis qu’il bêchait, une antilope ayant franchi d’un saut rapide, sans courber le feuillage, la haie qui fermait le jardin, s’arrêta, surprise, inquiète, le jarret frémissant, puis s’approcha en deux bonds du vieillard et coula sa fine tête dans le sein de son ami.

– Dieu soit loué dans la gazelle du désert! dit Palémon.

Et il alla prendre dans sa cabane un morceau de pain noir qu’il fît manger dans le creux de sa main à la bête légère.

Paphnuce demeura quelque temps pensif, le regard fixé sur les pierres du chemin. Puis il regagna lentement sa cellule, songeant à ce qu’il venait d’entendre. Un grand travail se faisait dans son esprit.

– Ce solitaire, se disait-il, est de bon conseil; l’esprit de prudence est en lui. Et il doute de la sagesse de mon dessein. Pourtant il me serait cruel d’abandonner plus longtemps cette Thaïs au démon qui la possède. Que Dieu m’éclaire et me conduise!

Comme il poursuivait son chemin, il vit un pluvier pris dans les filets qu’un chasseur avait tendus sur le sable et il connut que c’était une femelle, car le mâle vint à voler jusqu’aux filets et il en rompait les mailles une à une avec son bec, jusqu’à ce qu’il fît dans les rets une ouverture par laquelle sa compagne pût s’échapper. L’homme de Dieu contemplait ce spectacle et, comme, par la vertu de sa sainteté, il comprenait aisément le sens mystique des choses, il connut que l’oiseau captif n’était autre que Thaïs, prise dans les lacs des abominations, et que, à l’exemple du pluvier, qui coupait les fils du chanvre avec son bec, il devait rompre, en prononçant des paroles puissantes, les invisibles liens par lesquels Thaïs était retenue dans le péché. C’est pourquoi il loua Dieu et fut raffermi dans sa résolution première. Mais, ayant vu ensuite le pluvier pris par les pattes et embarrassé lui-même au piège qu’il avait rompu, il retomba dans son incertitude.