– Faites ce que cet homme va vous ordonner, car l’esprit de Dieu est en lui et, si vous lui désobéissiez, vous tomberiez morts.
Elle croyait en effet, pour l’avoir entendu dire, que les saints du désert avaient le pouvoir de plonger dans la terre entr’ouverte et fumante les impies qu’ils frappaient de leur bâton.
Paphnuce renvoya les femmes et avec elles les esclaves grecs qui leur ressemblaient et dit aux autres:
– Apportez du bois au milieu de la place, faites un grand feu et jetez-y pêle-mêle tout ce que contient la maison et la grotte.
Surpris, ils demeuraient immobiles et consultaient leur maîtresse du regard. Et comme elle restait inerte et silencieuse, ils se pressaient les uns contre les autres, en tas, coude à coude, doutant si ce n’était pas une plaisanterie.
– Obéissez, dit le moine.
Plusieurs étaient chrétiens. Comprenant l’ordre qui leur était donné, ils allèrent chercher dans la maison du bois et des torches. Les autres les imitèrent sans déplaisir, car, étant pauvres, ils détestaient les richesses et avaient, d’instinct, le goût de la destruction. Comme déjà ils élevaient le bûcher, Paphnuce dit à Thaïs:
– J’ai songé un instant à appeler le trésorier de quelque église d’Alexandrie (si tant est qu’il en reste une seule digne encore du nom d’église et non souillée par les bêtes ariennes), et à lui donner tes biens, femme, pour les distribuer aux veuves et changer ainsi le gain du crime en trésor de justice. Mais cette pensée ne venait pas de Dieu, et je l’ai repoussée, et certes, ce serait trop grièvement offenser les bien-aimées de Jésus-Christ que de leur offrir les dépouilles de la luxure. Thaïs, tout ce que tu as touché doit être dévoré par le feu jusqu’à l’âme. Grâces au ciel, ces tuniques, ces voiles, qui virent des baisers plus innombrables que les rides de la mer, ne sentiront plus que les lèvres et les langues des flammes. Esclaves, hâtez-vous! Encore du bois! Encore des flambeaux et des torches! Et toi, femme, rentre dans ta maison, dépouille les infâmes parures et va demander à la plus humble de tes esclaves, comme une faveur insigne, la tunique qu’elle revêt pour nettoyer les planchers.
Thaïs obéit. Tandis que les Indiens agenouillés soufflaient sur les tisons, les nègres jetaient dans le bûcher des coffres d’ivoire ou d’ébène ou de cèdre qui, s’entr’ouvrant, laissaient couler des couronnes, des guirlandes et des colliers. La fumée montait en colonne sombre comme dans les holocaustes agréables de l’ancienne loi. Puis le feu qui couvait, éclatant tout à coup, fit entendre un ronflement de bête monstrueuse, et des flammes presque invisibles commencèrent à dévorer leurs précieux aliments. Alors les serviteurs s’enhardirent à l’ouvrage; ils traînaient allègrement les riches tapis, les voiles brodés d’argent, les tentures fleuries. Ils bondissaient sous le poids des tables, des fauteuils, des coussins épais, des lits aux chevilles d’or. Trois robustes Éthiopiens accoururent tenant embrassées ces statues colorées des Nymphes dont l’une avait été aimée comme une mortelle; et l’on eût dit des grands singes ravisseurs de femmes. Et quand, tombant des bras de ces monstres, les belles formes nues se brisèrent sur les dalles, on entendit un gémissement.
À ce moment, Thaïs parut, ses cheveux dénoués coulant à longs flots, nu-pieds et vêtue d’une tunique informe et grossière qui, pour avoir seulement touché son corps, s’imprégnait d’une volupté divine. Derrière elle, s’en venait un jardinier portant noyé, dans sa barbe flottante, un Éros d’ivoire.
Elle fit signe à l’homme de s’arrêter et s’approchant de Paphnuce, elle lui montra le petit dieu:
– Mon père, demanda-t-elle, faut-il aussi le jeter dans les flammes? Il est d’un travail antique et merveilleux et il vaut cent fois son poids d’or. Sa perte serait irréparable, car il n’y aura plus jamais au monde un artiste capable de faire un si bel Éros Considère aussi, mon père, que ce petit enfant est l’Amour et qu’il ne faut pas le traiter cruellement. Crois-moi: l’amour est une vertu et, si j’ai péché, ce n’est pas par lui, mon père, c’est contre lui. Jamais je ne regretterai ce qu’il m’a fait faire et je pleure seulement ce que j’ai fait malgré sa défense. Il ne permet pas aux femmes de se donner à ceux qui ne viennent point en son nom. C’est pour cela qu’on doit l’honorer. Vois, Paphnuce, comme ce petit Éros est joli! Comme il se cache avec grâce dans la barbe de ce jardinier! Un jour, Nicias, qui m’aimait alors, me l’apporta en me disant: «Il te parlera de moi.» Mais l’espiègle me parla d’un jeune homme que j’avais connu à Antioche et ne me parla pas de Nicias. Assez de richesses ont péri sur ce bûcher, mon père! Conserve cet Éros et place-le dans quelque monastère. Ceux qui le verront tourneront leur cœur vers Dieu, car l’Amour sait naturellement s’élever aux célestes pensées.
Le jardinier, croyant déjà le petit Éros sauvé, lui souriait comme à un enfant, quand Paphnuce, arrachant le dieu des bras qui le tenaient, le lança dans les flammes en s’écriant:
– Il suffit que Nicias l’ait touché pour qu’il répande tous les poisons.
Puis, saisissant lui-même à pleines mains les robes étincelantes, les manteaux de pourpre, les sandales d’or, les peignes, les strigiles, les miroirs, les lampes, les théorbes et les lyres, il les jetait dans ce brasier plus somptueux que le bûcher de Sardanapale, pendant que, ivres de la joie de détruire, les esclaves dansaient en poussant des hurlements sous une pluie de cendres et d’étincelles.
Un à un, les voisins, réveillés par le bruit, ouvraient leurs fenêtres et cherchaient, en se frottant les yeux, d’où venait tant de fumée. Puis ils descendaient à demi vêtus sur la place et s’approchaient du bûcher:
– Qu’est cela? pensaient-ils.
Il y avait parmi eux des marchands auxquels Thaïs avait coutume d’acheter des parfums ou des étoffes, et ceux-là, tout inquiets, allongeant leur tête jaune et sèche, cherchaient à comprendre. Des jeunes débauchés qui, revenant de souper, passaient par là, précédés de leurs esclaves, s’arrêtaient, le front couronné de fleurs, la tunique flottante, et poussaient de grands cris. Cette foule de curieux, sans cesse accrue, sut bientôt que Thaïs, sous l’inspiration de l’abbé d’Antinoé, brûlait ses richesses avant de se retirer dans un monastère.
Les marchands songeaient:
– Thaïs quitte cette ville; nous ne lui vendrons plus rien; c’est une chose affreuse à penser. Que deviendrons-nous sans elle? Ce moine lui a fait perdre la raison. Il nous ruine. Pourquoi le laisse-t-on faire? À quoi servent les lois? Il n’y a donc plus de magistrats à Alexandrie? Cette Thaïs n’a souci ni de nous ni de nos femmes ni de nos pauvres enfants. Sa conduite est un scandale public. Il faut la contraindre à rester malgré elle dans cette ville.
Les jeunes gens songeaient de leur côté:
– Si Thaïs renonce aux jeux et à l’amour, c’en est fait de nos plus chers amusements. Elle était la gloire délicieuse, le doux honneur du théâtre. Elle faisait la joie de ceux mêmes qui ne la possédaient pas. Les femmes qu’on aimait, on les aimait en elle; il ne se donnait pas de baisers dont elle fût tout à fait absente, car elle était la volupté des voluptés, et la seule pensée qu’elle respirait parmi nous nous excitait au plaisir.
Ainsi pensaient les jeunes hommes, et l’un d’eux, nommé Cérons, qui l’avait tenue dans ses bras, criait au rapt et blasphémait le dieu Christ. Dans tous les groupes, la conduite de Thaïs était sévèrement jugée:
– C’est une fuite honteuse!
– Un lâche abandon!
– Elle nous retire le pain de la bouche.
– Elle emporte la dot de nos filles.
– Il faudra bien au moins qu’elle paie les couronnes que je lui ai vendues.
– Et les soixante robes qu’elle m’a commandées.
– Elle doit à tout le monde.
– Qui représentera après elle Iphigénie, Électre et Polyxène? Le beau Polybe lui-même n’y réussira pas comme elle.
– Il sera triste de vivre quand sa porte sera close.
– Elle était la claire étoile, la douce lune du ciel alexandrin.
Les mendiants les plus célèbres de la ville, aveugles, culs-de-jatte et paralytiques, étaient maintenant rassemblés sur la place; et, se traînant dans l’ombre des riches, ils gémissaient:
– Comment vivrons-nous quand Thaïs ne sera plus là pour nous nourrir? Les miettes de sa table rassasiaient tous les jours deux cents malheureux, et ses amants, qui la quittaient satisfaits, nous jetaient en passant des poignées de pièces d’argent.
Des voleurs, répandus dans la foule, poussaient des clameurs assourdissantes et bousculaient leurs voisins afin d’augmenter le désordre et d’en profiter pour dérober quelque objet précieux.
Seul, le vieux Taddée qui vendait la laine de Milet et le lin de Tarente, et à qui Thaïs devait une grosse somme d’argent, restait calme et silencieux au milieu du tumulte. L’oreille tendue et le regard oblique, il caressait sa barbe de bouc, et semblait pensif. Enfin, s’étant approché du jeune Cérons, il le tira par la manche et lui dit tout bas:
– Toi, le préféré de Thaïs, beau seigneur, montre-toi et ne souffre pas qu’un moine te l’enlève.
– Par Pollux et sa sœur, il ne le fera pas! s’écria Cérons. Je vais parler à Thaïs et sans me flatter, je pense qu’elle m’écoutera un peu mieux que ce Lapithe barbouillé de suie. Place! Place, canaille!