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Et, frappant du poing les hommes, renversant les vieilles femmes, foulant aux pieds les petits enfants, il parvint jusqu’à Thaïs et la tirant à part:

– Belle fille, lui dit-il, regarde-moi, souviens-toi, et dis si vraiment tu renonces à l’amour.

Mais Paphnuce se jetant entre Thaïs et Cérons:

– Impie, s’écria-t-il, crains de mourir si tu touches à celle-ci: elle est sacrée, elle est la part de Dieu.

– Va-t’en, cynocéphale! répliqua le jeune homme furieux; laisse-moi parler à mon amie, sinon je traînerai par la barbe ta carcasse obscène jusque dans ce feu où je te grillerai comme une andouille.

Et il étendit la main sur Thaïs. Mais repoussé par le moine avec une raideur inattendue, il chancela et alla tomber à quatre pas en arrière, au pied du bûcher dans les tisons écroulés.

Cependant le vieux Taddée allait de l’un à l’autre, tirant l’oreille aux esclaves et baisant la main aux maîtres, excitant chacun contre Paphnuce, et déjà il avait formé une petite troupe qui marchait résolument sur le moine ravisseur. Cérons se releva, le visage noirci, les cheveux brûlés, suffoqué de fumée et de rage. Il blasphéma les dieux et se jeta parmi les assaillants, derrière lesquels les mendiants rampaient en agitant leurs béquilles. Paphnuce fut bientôt enfermé dans un cercle de poings tendus, de bâtons levés et de cris de mort.

– Au gibet! le moine, au gibet!

– Non, jetez-le dans le feu. Grillez-le tout vif!

Ayant saisi sa belle proie, Paphnuce la serrait sur son cœur.

– Impies, criait-il d’une voix tonnante, n’essayez pas d’arracher la colombe à l’aigle du Seigneur. Mais plutôt imitez cette femme et, comme elle, changez votre fange en or. Renoncez, sur son exemple, aux faux biens que vous croyez posséder et qui vous possèdent. Hâtez-vous: les jours sont proches et la patience divine commence à se lasser. Repentez-vous, confessez votre honte, pleurez et priez. Marchez sur les pas de Thaïs. Détestez vos crimes qui sont aussi grands que les siens. Qui de vous, pauvres ou riches, marchands, soldats, esclaves, illustres citoyens, oserait se dire, devant Dieu, meilleur qu’une prostituée? Vous n’êtes tous que de vivantes immondices et c’est par un miracle de la bonté céleste que vous ne vous répandez pas soudain en ruisseaux de boue.

Tandis qu’il parlait, des flammes jaillissaient de ses prunelles; il semblait que des charbons ardents sortissent de ses lèvres, et ceux qui l’entouraient l’écoutaient malgré eux.

Mais le vieux Taddée ne restait point oisif. Il ramassait des pierres et des écailles d’huîtres, qu’il cachait dans un pan de sa tunique et, n’osant les jeter lui-même, il les glissait dans la main des mendiants. Bientôt les cailloux volèrent et une coquille, adroitement lancée, fendit le front de Paphnuce. Le sang, qui coulait sur cette sombre face de martyr, dégouttait, pour un nouveau baptême, sur la tête de la pénitente, et Thaïs, oppressée par l’étreinte du moine, sa chair délicate froissée contre le rude cilice, sentait courir en elle les frissons de l’horreur et de la volupté.

À ce moment, un homme élégamment vêtu, le front couronné d’ache, s’ouvrant un chemin au milieu des furieux, s’écria:

– Arrêtez! arrêtez! Ce moine est mon frère!

C’était Nicias qui, venant de fermer les yeux au philosophe Eucrite, et qui, passant sur cette place pour regagner sa maison, avait vu sans trop de surprise (car il ne s’étonnait de rien) le bûcher fumant, Thaïs vêtue de bure et Paphnuce lapidé.

Il répétait:

– Arrêtez, vous dis-je; épargnez mon vieux condisciple; respectez la chère tête de Paphnuce.

Mais, habitué aux subtils entretiens des sages, il n’avait point l’impérieuse énergie qui soumet les esprits populaires. On ne l’écouta point. Une grêle de cailloux et d’écailles tombait sur le moine qui, couvrant Thaïs de son corps, louait le Seigneur dont la bonté lui changeait les blessures en caresses. Désespérant de se faire entendre et trop assuré de ne pouvoir sauver son ami, soit par la force, soit par la persuasion, Nicias se résignait déjà à laisser faire aux dieux, en qui il avait peu de confiance, quand il lui vint en tête d’user d’un stratagème que son mépris des hommes lui avait tout à coup suggéré. Il détacha de sa ceinture sa bourse qui se trouvait gonflée d’or et d’argent, étant celle d’un homme voluptueux et charitable; puis il courut à tous ceux qui jetaient des pierres et fit sonner les pièces à leurs oreilles. Ils n’y prirent point garde d’abord, tant leur fureur était vive; mais peu à peu leurs regards se tournèrent vers l’or qui tintait et bientôt leurs bras amollis ne menacèrent plus leur victime. Voyant qu’il avait attiré leurs yeux et leurs âmes, Nicias ouvrit la bourse et se mit à jeter dans la foule quelques pièces d’or et d’argent. Les plus avides se baissèrent pour les ramasser. Le philosophe, heureux de ce premier succès, lança adroitement çà et là les deniers et les drachmes. Au son des pièces de métal qui rebondissaient sur le pavé, la troupe des persécuteurs se rua à terre. Mendiants, esclaves et marchands se vautraient à l’envi, tandis que, groupés autour de Cérons, les patriciens regardaient ce spectacle en éclatant de rire. Cérons lui-même y perdit sa colère. Ses amis encourageaient les rivaux prosternés, choisissaient des champions et faisaient des paris, et, quand naissaient des disputes, ils excitaient ces misérables comme on fait des chiens qui se battent. Un cul-de-jatte ayant réussi à saisir un drachme, des acclamations s’élevèrent jusqu’aux nues. Les jeunes hommes se mirent eux-mêmes à jeter des pièces de monnaie, et l’on ne vit plus sur toute la place qu’une infinité de dos qui, sous une pluie d’airain, s’entrechoquaient comme les lames d’une mer démontée. Paphnuce était oublié.

Nicias courut à lui, le couvrit de son manteau et l’entraîna avec Thaïs dans des ruelles où ils ne furent pas poursuivis. Ils coururent quelque temps en silence, puis, se jugeant hors d’atteinte, ils ralentirent le pas et Nicias dit d’un ton de raillerie un peu triste:

– C’est donc fait! Pluton ravit Proserpine, et Thaïs veut suivre loin de nous mon farouche ami.

– Il est vrai, Nicias, répondit Thaïs, je suis fatiguée de vivre avec des hommes comme toi, souriants, parfumés, bienveillants, égoïstes. Je suis lasse de tout ce que je connais, et je vais chercher l’inconnu. J’ai éprouvé que la joie n’était pas la joie et voici que cet homme m’enseigne qu’en la douleur est la véritable joie. Je le crois, car il possède la vérité.

– Et moi, âme amie, reprit Nicias, en souriant, je possède les vérités. Il n’en a qu’une; je les ai toutes. Je suis plus riche que lui, et n’en suis, à vrai dire, ni plus fier ni plus heureux.

Et voyant que le moine lui jetait des regards flamboyants:

– Cher Paphnuce, ne crois pas que je te trouve extrêmement ridicule, ni même tout à fait déraisonnable. Et si je compare ma vie à la tienne, je ne saurais dire laquelle est préférable en soi. Je vais tout à l’heure prendre le bain que Crobyle et Myrtale m’auront préparé, je mangerai l’aile d’un faisan du Phase, puis je lirai, pour la centième fois, quelque fable milésienne ou quelque traité de Métrodore. Toi, tu regagneras ta cellule où, t’agenouillant comme un chameau docile, tu rumineras je ne sais quelles formules d’incantation depuis longtemps mâchées et remâchées, et le soir, tu avaleras des raves sans huile. Eh bien! très cher, en accomplissant ces actes, dissemblables quant aux apparences, nous obéirons tous deux au même sentiment, seul mobile de toutes les actions humaines; nous rechercherons tous deux notre volupté et nous nous proposerons une fin commune: le bonheur, l’impossible bonheur! J’aurais donc mauvaise grâce à te donner tort, chère tête, si je me donne raison. Et toi, ma Thaïs, va et réjouis-toi, sois plus heureuse encore, s’il est possible, dans l’abstinence et dans l’austérité que tu ne l’as été dans la richesse et dans le plaisir. À tout prendre, je te proclame digne d’envie. Car si dans toute notre existence, obéissant à notre nature, nous n’avons, Paphnuce et moi, poursuivi qu’une seule espèce de satisfaction, tu auras goûté dans la vie, chère Thaïs, des voluptés contraires qu’il est rarement donné à la même personne de connaître. En vérité, je voudrais être pour une heure un saint de l’espèce de notre cher Paphnuce. Mais cela ne m’est point permis. Adieu donc, Thaïs! Va où te conduisent les puissances secrètes de ta nature et de ta destinée. Va, et emporte au loin les vœux de Nicias. J’en sais l’inanité; mais puis-je te donner mieux que des regrets stériles et de vains souhaits pour prix des illusions délicieuses qui m’enveloppaient jadis dans tes bras et dont il me reste l’ombre? Adieu, ma bienfaitrice! adieu, bonté qui s’ignore, vertu mystérieuse, volupté des hommes! adieu, la plus adorable des images que la nature ait jamais jetées, pour une fin inconnue, sur la face de ce monde décevant.

Tandis qu’il parlait, une sombre colère couvait dans le cœur du moine; elle éclata en imprécations.

– Va-t’en, maudit! Je te méprise et te hais! Va-t’en, fils de l’enfer, mille fois plus méchant que ces pauvres égarés qui, tout à l’heure, me jetaient des pierres avec des injures. Ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient et la grâce de Dieu, que j’implore pour eux, peut un jour descendre dans leurs cœurs. Mais toi, détestable Nicias, tu n’es que venin perfide et poison acerbe. Le souffle de ta bouche exhale le désespoir et la mort. Un seul de tes sourires contient plus de blasphèmes qu’il n’en sort en tout un siècle des lèvres fumantes de Satan. Arrière, réprouvé!