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– Mes fils, leur disait-il, demeurez semblables à ces petits enfants que Jésus aimait. Là est le salut. Le péché de la chair est la source et le principe de tous les péchés: ils sortent de lui comme d’un père. L’orgueil, l’avarice, la paresse, la colère et l’envie sont sa postérité bien-aimée. Voici ce que j’ai vu dans Alexandrie: j’ai vu les riches emportés par le vice de luxure qui, semblable à un fleuve à la barbe limoneuse, les poussait dans le gouffre amer.

Les abbés Ephrem et Sérapion, instruits d’une telle nouveauté, voulurent la voir de leurs yeux. Découvrant au loin sur le fleuve la voile en triangle qui les amenait vers lui, Paphnuce ne put se défendre de penser que Dieu l’avait érigé en exemple aux solitaires. À sa vue, les deux saints abbés ne dissimulèrent point leur surprise; s’étant consultés, ils tombèrent d’accord pour blâmer une pénitence si extraordinaire, et ils exhortèrent Paphnuce à descendre.

– Un tel genre de vie est contraire à l’usage, disaient-ils; il est singulier et hors de toute règle.

Mais Paphnuce leur répondit:

– Qu’est-ce donc que la vie monacale sinon une vie prodigieuse? Et les travaux du moine ne doivent-ils pas être singuliers comme lui-même? C’est par un signe de Dieu que je suis monté ici; c’est un signe de Dieu qui m’en fera descendre.

Tous les jours des religieux venaient par troupe se joindre aux disciples de Paphnuce et se bâtissaient des abris autour de l’ermitage aérien. Plusieurs d’entre eux, pour imiter le saint, se hissèrent sur les décombres du temple; mais blâmés de leurs frères et vaincus par la fatigue, ils renoncèrent bientôt à ces pratiques. Les pèlerins affluaient. Il y en avait qui venaient de très loin et ceux-là avaient faim et soif. Une pauvre veuve eut l’idée de leur vendre de l’eau fraîche et des pastèques. Adossée à la colonne, derrière ses bouteilles de terre rouge, ses tasses et ses fruits, sous une toile à raies bleues et blanches, elle criait: Qui veut boire? À l’exemple de cette veuve, un boulanger apporta des briques et construisit un four tout à côté, dans l’espoir de vendre des pains et des gâteaux aux étrangers. Comme la foule des visiteurs grossissait sans cesse et que les habitants des grandes villes d’Égypte commençaient à venir, un homme avide de gain éleva un caravansérail pour loger les maîtres avec leurs serviteurs, leurs chameaux et leurs mulets. Il y eut bientôt devant la colonne un marché où les pêcheurs du Nil apportaient leurs poissons et les jardiniers leurs légumes. Un barbier, qui rasait les gens en plein air, égayait la foule par ses joyeux propos. Le vieux temple, si longtemps enveloppé de silence et de paix, se remplit des mouvements et des rumeurs innombrables de la vie. Les cabaretiers transformaient en caves les salles souterraines et clouaient aux antiques piliers des enseignes surmontées de l’image du saint homme Paphnuce, et portant cette inscription en grec et en égyptien: On vend ici du vin de grenades, du vin de figues et de la vraie bière de Cilicie. Sur les murs, sculptés de figures antiques, les marchands suspendaient des guirlandes d’oignons et des poissons fumés, des lièvres morts et des moutons écorchés. Le soir, les vieux hôtes des ruines, les rats, s’enfuyaient en longue file vers le fleuve, tandis que les ibis, inquiets, allongeant le cou, posaient une patte incertaine sur les hautes corniches vers lesquelles montaient la fumée des cuisines, les appels des buveurs et les cris des servantes. Tout alentour, des arpenteurs traçaient des rues, des maçons bâtissaient des couvents, des chapelles, des églises. Au bout de six mois, une ville était fondée, avec un corps de garde, un tribunal, une prison et une école tenue par un vieux scribe aveugle.

Les pèlerins succédaient sans cesse aux pèlerins. Les évêques et les chorévêques accouraient, pleins d’admiration. Le patriarche d’Antioche, qui se trouvait alors en Égypte, vint avec tout son clergé. Il approuva hautement la conduite si extraordinaire du stylite et les chefs des Églises de Lybie suivirent, en l’absence d’Athanase, le sentiment du patriarche. Ce qu’ayant appris, les abbés Ephrem et Sérapion vinrent s’excuser aux pieds de Paphnuce de leurs premières défiances. Paphnuce leur répondit:

– Sachez, mes frères, que la pénitence que j’endure est à peine égale aux tentations qui me sont envoyées et dont le nombre et la force m’étonnent. Un homme, à le voir du dehors, est petit, et, du haut du socle où Dieu m’a porté, je vois les êtres humains s’agiter comme des fourmis. Mais à le considérer en dedans, l’homme est immense: il est grand comme le monde, car il le contient. Tout ce qui s’étend devant moi, ces monastères, ces hôtelleries, ces barques sur le fleuve, ces villages, et ce que je découvre au loin de champs, de canaux, de sables et de montagnes, tout cela n’est rien au regard de ce qui est en moi. Je porte dans mon cœur des villes innombrables et des déserts illimités. Et le mal, le mal et la mort, étendus sur cette immensité, la couvrent comme la nuit couvre la terre. Je suis à moi seul un univers de pensées mauvaises.

Il parlait ainsi parce que le désir de la femme était en lui.

Le septième mois, il vint d’Alexandrie, de Bubaste et de Saïs des femmes, qui longtemps stériles, espéraient obtenir des enfants par l’intercession du saint homme et la vertu de la stèle. Elles frottaient contre la pierre leurs ventres inféconds. Puis ce furent, à perte de vue, des chariots, des litières, des brancards qui s’arrêtaient, se pressaient, se poussaient sous l’homme de Dieu. Il en sortait des malades effrayants à voir. Des mères présentaient à Paphnuce leurs jeunes garçons dont les membres étaient retournés, les yeux révulsés, la bouche écumeuse et la voix rauque. Il imposait sur eux les mains. Des aveugles s’approchaient, les bras allongés, et levaient vers lui, au hasard, leur face percée de deux trous sanglants. Des paralytiques lui montraient l’immobilité pesante, la maigreur mortelle et le raccourcissement hideux de leurs membres; des boiteux lui présentaient leur pied-bot; des cancéreuses prenant leur poitrine à deux mains, découvraient devant lui leur sein dévoré par l’invisible vautour. Des femmes hydropiques se faisaient déposer à terre, et il semblait qu’on déchargeât des outres. Il les bénissait. Des Nubiens, atteints de la lèpre éléphantine, avançaient d’un pas lourd et le regardaient avec des yeux en pleurs sur un visage inanimé. Il faisait sur eux le signe de la croix. On lui porta sur une civière une jeune fille d’Aphroditopolis qui, après avoir vomi du sang, dormait depuis trois jours. Elle semblait une image de cire et ses parents, qui la croyaient morte, avaient posé une palme sur sa poitrine. Paphnuce, ayant prié Dieu, la jeune fille souleva la tête et ouvrit les yeux.

Comme le peuple publiait partout les miracles opérés par le saint, les malheureux atteints du mal que les Grecs nomment le mal divin, accouraient de toutes les parties Égypte en légions innombrables. Dès qu’ils apercevaient la stèle, ils étaient saisis de convulsions, se roulaient à terre, se cabraient, se mettaient en boule. Et, chose à peine croyable! les assistants, agités à leur tour par un violent délire, imitaient les contorsions des épileptiques. Moines et pèlerins, hommes, femmes, se vautraient, se débattaient pêle-mêle, les membres tordus, la bouche écumeuse, avalant de la terre à poignée et prophétisant. Et Paphnuce, du haut de sa colonne, sentait un frisson lui secouer les membres et criait vers Dieu:

– Je suis le bouc émissaire et je prends en moi toutes les impuretés de ce peuple, et c’est pourquoi, Seigneur, mon corps est rempli de mauvais esprits.

Chaque fois qu’un malade s’en allait guéri, les assistants l’acclamaient, le portaient en triomphe et ne cessaient de répéter:

– Nous venons de voir une autre fontaine de Siloé.

Déjà des centaines de béquilles pendaient à la colonne miraculeuse; des femmes reconnaissantes y suspendaient des couronnes et des images votives. Des Grecs y traçaient des distiques ingénieux, et comme chaque pèlerin venait y graver son nom, la pierre fut bientôt couverte à hauteur d’homme d’une infinité de caractères latins, grecs, coptes, puniques, hébreux, syriaques et magiques.

Quand vinrent les fêtes de Pâques, il y eut dans cette cité du miracle une telle affluence de peuple que les vieillards se crurent revenus au temps des mystères antiques. On voyait se mêler, se confondre sur une vaste étendue la robe bariolée des Égyptiens, le burnous des Arabes, le pagne blanc des Nubiens, le manteau court des Grecs, la toge aux longs plis des Romains, les sayons et les braies écarlates des Barbares et les tuniques lamées d’or des courtisanes. Des femmes voilées passaient sur leur âne, précédées d’eunuques noirs qui leur frayaient un chemin à coups de bâton. Des acrobates, ayant étendu un tapis à terre, faisaient des tours d’adresse et jonglaient avec élégance devant un cercle de spectateurs silencieux. Des charmeurs de serpents, les bras allongés, déroulaient leurs ceintures vivantes. Toute cette foule brillait, scintillait, poudroyait, tintait, clamait, grondait. Les imprécations des chameliers qui frappaient leurs bêtes, les cris des marchands qui vendaient des amulettes contre la lèpre et le mauvais œil, la psalmodie des moines qui chantaient des versets de Écriture, les miaulements des femmes tombées en crise prophétique, les glapissements des mendiants qui répétaient d’antiques chansons de harem, le bêlement des moutons, le braiement des ânes, les appels des marins aux passagers attardés, tous ces bruits confondus faisaient un vacarme assourdissant, que dominait encore la voix stridente des petits négrillons nus, courant partout, pour offrir des dattes fraîches. Et tous ces êtres divers s’étouffaient sous le ciel blanc, dans un air épais, chargé du parfum des femmes, de l’odeur des nègres, de la fumée des fritures et des vapeurs des gommes que les dévotes achetaient à des bergers pour les brûler devant le saint.