– Lesquelles? demanda Cotta.
– L’ignorance et la folie, répondit Aristée.
– J’ai rarement vu quelque chose de plus curieux que ce que je vois en ce moment, reprit Cotta, et je souhaite qu’un jour un écrivain habile raconte la fondation de Stylopolis. Mais les spectacles les plus rares ne doivent pas retenir plus longtemps qu’il ne convient un homme grave et laborieux. Allons inspecter les canaux. Adieu, bon Paphnuce! ou plutôt, au revoir! Si jamais, redescendu sur la terre, tu retournes à Alexandrie, ne manque pas, je t’en prie, de venir souper chez moi.
Ces paroles, entendues par les assistants, passèrent de bouche en bouche et, publiées par les fidèles, ajoutèrent une incomparable splendeur à la gloire de Paphnuce. De pieuses imaginations les ornèrent et les transformèrent, et l’on contait que le saint, du haut de sa stèle, avait converti le préfet de la flotte à la foi des apôtres et des pères de Nicée. Les croyants donnaient aux dernières paroles de Lucius Aurélius Cotta un sens figuré; dans leur bouche le souper auquel ce personnage avait convié l’ascète devenait une sainte communion, des agapes spirituelles, un banquet céleste. On enrichissait le récit de cette rencontre de circonstances merveilleuses, auxquelles ceux qui les imaginaient ajoutaient foi les premiers. On disait qu’au moment où Cotta, après une longue dispute, avait confessé la vérité un ange était venu du ciel essuyer la sueur de son front. On ajoutait que le médecin et le secrétaire du préfet de la flotte l’avaient suivi dans sa conversion. Et, le miracle étant notoire, les diacres des principales églises de Lybie en rédigèrent les actes authentiques. On peut dire sans exagération que, dès lors, le monde entier fut saisi du désir de voir Paphnuce, et qu’en Occident comme en Orient, tous les chrétiens tournaient vers lui leurs regards éblouis. Les plus illustres cités d’Italie lui envoyèrent des ambassadeurs, et le césar de Rome, le divin Constant, qui soutenait l’orthodoxie chrétienne, lui écrivit une lettre que des légats lui remirent avec un grand cérémonial. Or, une nuit, tandis que la ville éclose à ses pieds dormait dans la rosée, il entendit une voix qui disait:
– Paphnuce, tu es illustre par tes œuvres et puissant par la parole. Dieu t’a suscité pour sa gloire. Il t’a choisi pour opérer des miracles, guérir les malades, convertir les païens, éclairer les pécheurs, confondre les ariens et rétablir la paix de l’Église
Paphnuce répondit:
– Que la volonté de Dieu soit faite! La voix reprit:
– Lève-toi, Paphnuce, et va trouver dans son palais l’impie Constance, qui, loin d’imiter la sagesse de son frère Constant, favorise l’erreur d’Arius et de Marcus. Va! Les portes d’airain s’ouvriront devant toi et tes sandales résonneront sur le pavé d’or des basiliques, devant le trône des Césars, et ta voix redoutable changera le cœur du fils de Constantin. Tu régneras sur Église pacifiée et puissante; et, de même que l’âme conduit le corps, Église gouvernera l’empire. Tu seras placé au-dessus des sénateurs, des comtes et des patrices. Tu feras taire la faim du peuple et l’audace des barbares. Le vieux Cotta, sachant que tu es le premier dans le gouvernement, recherchera l’honneur de te laver les pieds. À ta mort, on portera ton cilice au patriarche d’Alexandrie, et le grand Athanase, blanchi dans la gloire, le baisera comme la relique d’un saint. Va! Paphnuce répondit:
– Que la volonté de Dieu soit accomplie!
Et, faisant effort pour se mettre debout, il se préparait à descendre. Mais la voix, devinant sa pensée, lui dit:
– Surtout, ne descends point par cette échelle. Ce serait agir comme un homme ordinaire et méconnaître les dons qui sont en toi. Mesure mieux ta puissance, angélique Paphnuce. Un aussi grand saint que tu es doit voler dans les airs. Saute; les anges sont là pour te soutenir. Saute donc!
Paphnuce répondit:
– Que la volonté de Dieu règne sur la terre et dans les cieux!
Balançant ses longs bras étendus comme les ailes dépenaillées d’un grand oiseau malade, il allait s’élancer, quand tout à coup un ricanement hideux résonna à son oreille. Épouvanté, il demanda:
– Qui donc rit ainsi?
– Ah! ah! glapit la voix, nous ne sommes encore qu’au début de notre amitié; tu feras un jour plus intime connaissance avec moi. Très cher, c’est moi qui t’ai fait monter ici et je dois te témoigner toute ma satisfaction de la docilité avec laquelle tu accomplis mes désirs. Paphnuce, je suis content de toi!
Paphnuce murmura d’une voix étranglée par la peur:
– Arrière, arrière! Je te reconnais: tu es celui qui porta Jésus sur le pinacle du temple et lui montra tous les royaumes de ce monde.
Il retomba consterné sur la pierre.
– Comment ne l’ai-je pas reconnu plus tôt? songeait-il. Plus misérable que ces aveugles, ces sourds, ces paralytiques qui espèrent en moi, j’ai perdu le sens des choses surnaturelles, et plus dépravé que les maniaques qui mangent de la terre et s’approchent des cadavres, je ne distingue plus les clameurs de l’enfer des voix du ciel. J’ai perdu jusqu’au discernement du nouveau-né qui pleure quand on le tire du sein de sa nourrice, du chien qui flaire la trace de son maître, de la plante qui se tourne vers le soleil. Je suis le jouet des diables. Ainsi, c’est Satan qui m’a conduit ici. Quand il me hissait sur ce faîte, la luxure et l’orgueil y montaient à mon côté. Ce n’est pas la grandeur de mes tentations qui me consterne: Antoine sur sa montagne en subit de pareilles; et je veux bien que leurs épées transpercent ma chair sous le regard des anges. J’en suis arrivé même à chérir mes tortures, mais Dieu se tait et son silence m’étonne. Il me quitte, moi qui n’avais que lui; il me laisse seul, dans l’horreur de son absence. Il me fuit. Je veux courir après lui. Cette pierre me brûle les pieds. Vite, partons, rattrapons Dieu.
Aussitôt il saisit l’échelle qui demeurait appuyée à la colonne, y posa les pieds et, ayant franchi un échelon, il se trouva face à face avec la tête de la bête: elle souriait étrangement. Il lui fut certain alors que ce qu’il avait pris pour le siège de son repos et de sa gloire n’était que l’instrument diabolique de son trouble et de sa damnation. Il descendit à la hâte tous les degrés et toucha le sol. Ses pieds avaient oublié la terre; ils chancelaient. Mais sentant sur lui l’ombre de la colonne maudite, il les forçait à courir. Tout dormait. Il traversa sans être vu la grande place entourée de cabarets, d’hôtelleries et de caravansérails et se jeta dans une ruelle qui montait vers les collines libyques. Un chien, qui le poursuivait en aboyant, ne s’arrêta qu’aux premiers sables du désert. Et Paphnuce s’en alla par la contrée où il n’y a de route que la piste des bêtes sauvages. Laissant derrière lui les cabanes abandonnées par les faux monnayeurs, il poursuivit toute la nuit et tout le jour sa route désolée.
Enfin, près d’expirer de faim, de soif et de fatigue, et ne sachant pas encore si Dieu était loin, il découvrit une ville muette qui s’étendait à droite et à gauche et s’allait perdre dans la pourpre de l’horizon. Les demeures, largement isolées et pareilles les unes aux autres, ressemblaient à des pyramides coupées à la moitié de leur hauteur. C’étaient des tombeaux. Les portes en étaient brisées et l’on voyait dans l’ombre des salles luire les yeux des hyènes et des loups qui nourrissaient leurs petits, tandis que les morts gisaient sur le seuil, dépouillés par les brigands et rongés par les bêtes. Ayant traversé cette ville funèbre, Paphnuce tomba exténué devant un tombeau qui s’élevait à l’écart près d’une source couronnée de palmiers. Ce tombeau était très orné et, comme il n’avait plus de porte, on apercevait du dehors une chambre peinte dans laquelle nichaient des serpents.
– Voilà, soupira-t-il, ma demeure d’élection, le tabernacle de mon repentir et de ma pénitence.
Il s’y traîna, chassa du pied les reptiles et demeura prosterné sur la dalle pendant dix-huit heures, au bout desquelles il alla à la fontaine boire dans le creux de sa main. Puis il cueillit des dattes et quelques tiges de lotus dont il mangea les graines. Pensant que ce genre de vie était bon, il en fit la règle de son existence. Depuis le matin jusqu’au soir, il ne levait pas son front de dessus la pierre.
Or, un jour qu’il était ainsi prosterné, il entendit une voix qui disait:
– Regarde ces images afin de t’instruire.
Alors, levant la tête, il vit sur les parois de la chambre des peintures qui représentaient des scènes riantes et familières. C’était un ouvrage très ancien et d’une merveilleuse exactitude. On y remarquait des cuisiniers qui soufflaient le feu, en sorte que leurs joues étaient toutes gonflées; d’autres plumaient des oies ou faisaient cuire des quartiers de mouton dans des marmites. Plus loin un chasseur rapportait sur ses épaules une gazelle percée de flèches. Là, des paysans s’occupaient aux semailles, à la moisson, à la récolte. Ailleurs, des femmes dansaient au son des violes, des flûtes et de la harpe. Une jeune fille jouait du cinnor. La fleur du lotus brillait dans ses cheveux noirs, finement nattés. Sa robe transparente laissait voir les formes pures de son corps. Son sein, sa bouche étaient en fleur. Son bel œil regardait de face sur un visage tourné de profil. Et cette figure était exquise. Paphnuce l’ayant considérée baissa les yeux et répondit à la voix:
– Pourquoi m’ordonnes-tu de regarder ces images? Sans doute elles représentent les journées terrestres de l’idolâtre dont le corps repose ici sous mes pieds, au fond d’un puits, dans un cercueil de basalte noir. Elles rappellent la vie d’un mort et sont, malgré leurs vives couleurs, les ombres d’une ombre. La vie d’un mort! Ô vanité!…