Quand ils parvinrent au lieu du rendez-vous ils découvrirent un spectacle magnifique. L’armée des religieux s’étendait sur trois rangs en un demi-cercle immense. Au premier rang se tenaient les anciens du désert, la crosse à la main, et leurs barbes pendaient jusqu’à terre. Les moines, gouvernés par les abbés Ephrem et Sérapion, ainsi que tous les cénobites du Nil, formaient la seconde ligne. Derrière eux apparaissaient les ascètes venus des rochers lointains. Les uns portaient sur leurs corps noircis et desséchés d’informes lambeaux, d’autres n’avaient pour vêtements que des roseaux liés en botte avec des viornes. Plusieurs étaient nus, mais Dieu les avait couverts d’un poil épais comme la toison des brebis. Ils tenaient tous à la main une palme verte; l’on eût dit un arc-en-ciel d’émeraude et ils étaient comparables aux chœurs des élus, aux murailles vivantes de la cité de Dieu.
Il régnait dans l’assemblée un ordre si parfait que Paphnuce trouva sans peine les moines de son obéissance. Il se plaça près d’eux, après avoir pris soin de cacher son visage sous sa cuculle, pour demeurer inconnu et ne point troubler leur pieuse attente. Tout à coup s’éleva une immense clameur:
– Le saint! criait-on de toutes parts. Le saint! voilà le grand saint! voilà celui contre lequel l’enfer n’a point prévalu, le bien-aimé de Dieu! Notre père Antoine!
Puis un grand silence se fit et tous les fronts se prosternèrent dans le sable.
Du faîte d’une colline, dans l’immensité déserte, Antoine s’avançait soutenu par ses disciplines bien-aimés, Macaire et Amathas. Il marchait à pas lents, mais sa taille était droite encore et l’on sentait en lui les restes d’une force surhumaine. Sa barbe blanche s’étalait sur sa large poitrine, son crâne poli jetait des rayons de lumière comme le front de Moïse. Ses yeux avaient le regard de l’aigle; le sourire de l’enfant brillait sur ses joues rondes. Il leva, pour bénir son peuple, ses bras fatigués par un siècle de travaux inouïs, et sa voix jeta ses derniers éclats dans cette parole d’amour:
– Que tes pavillons sont beaux, ô Jacob! Que tes tentes sont aimables, ô Israël!
Aussitôt, d’un bout à l’autre de la muraille animée, retentit comme un grondement harmonieux de tonnerre le psaume: Heureux l’homme qui craint le Seigneur.
Cependant, accompagné de Macaire et d’Amathas, Antoine parcourait les rangs des anciens, des anachorètes et des cénobites. Ce voyant, qui avait vu le ciel et l’enfer, ce solitaire qui, du creux d’un rocher, avait gouverné Église chrétienne, ce saint qui avait soutenu la foi des martyrs aux jours de l’épreuve suprême, ce docteur dont l’éloquence avait foudroyé l’hérésie, parlait tendrement à chacun de ses fils et leur faisait des adieux familiers, à la veille de sa mort bienheureuse, que Dieu, qui l’aimait, lui avait enfin promise. Il disait aux abbés Ephrem et Sérapion:
– Vous commandez de nombreuses armées et vous êtes tous deux d’illustres stratèges. Aussi serez-vous revêtus dans le ciel d’une armure d’or et l’archange Michel vous donnera le titre de Kiliarques de ses milices.
Apercevant le vieillard Palémon, il l’embrassa et dit:
– Voici le plus doux et le meilleur de mes enfants. Son âme répand un parfum aussi suave que la fleur des fèves qu’il sème chaque année.
À l’abbé Zozime il parla de la sorte:
– Tu n’as pas désespéré de la bonté divine, c’est pourquoi la paix du Seigneur est en toi. Le lis de tes vertus a fleuri sur le fumier de ta corruption.
Il tenait à tous des propos d’une infaillible sagesse. Aux anciens il disait:
– L’apôtre a vu autour du trône de Dieu vingt-quatre vieillards assis, vêtus de robes blanches et la tête couronnée.
Aux jeunes hommes:
– Soyez joyeux; laissez la tristesse aux heureux de ce monde.
C’est ainsi que, parcourant le front de son armée filiale, il semait les exhortations. Paphnuce, le voyant approcher, tomba à genoux, déchiré entre la crainte et l’espérance.
– Mon père, mon père, cria-t-il dans son angoisse, mon père! viens à mon secours, car je péris. J’ai donné à Dieu l’âme de Thaïs, j’ai habité le faîte d’une colonne et la chambre d’un sépulcre. Mon front, sans cesse prosterné, est devenu calleux comme le genou d’un chameau. Et pourtant Dieu s’est retiré de moi. Bénis-moi, mon père, et je serai sauvé; secoue l’hysope et je serai lavé et je brillerai comme la neige.
Antoine ne répondait point. Il promenait sur ceux d’Antinoé ce regard dont nul ne pouvait soutenir l’éclat. Ayant arrêté sa vue sur Paul, qu’on nommait le Simple, il le considéra longtemps puis il lui fit signe d’approcher. Comme ils s’étonnaient tous que le saint s’adressât à un homme privé de sens, Antoine dit:
– Dieu a accordé à celui-ci plus de grâces qu’à aucun de vous. Lève les yeux, mon fils Paul, et dis ce que tu vois dans le ciel.
Paul le Simple leva les yeux; son visage resplendit et sa langue se délia.
– Je vois dans le ciel, dit-il, un lit orné de tentures de pourpre et d’or. Autour, trois vierges font une garde vigilante afin qu’aucune âme n’en approche, sinon l’élue à qui le lit est destiné.
Croyant que ce lit était le symbole de sa glorification, Paphnuce rendait déjà grâces à Dieu. Mais Antoine lui fit signe de se taire et d’écouter le Simple qui murmurait dans l’extase:
– Les trois vierges me parlent; elles me disent: «Une sainte est près de quitter la terre; Thaïs d’Alexandrie va mourir. Et nous avons dressé le lit de sa gloire, car nous sommes ses vertus: la Foi, la Crainte et i’Amour.»
Antoine demanda:
– Doux enfant, que vois-tu encore?
Paul promena vainement ses regards du zénith au nadir, du couchant au levant, quand tout à coup ses yeux rencontrèrent l’abbé d’Antinoé. Une sainte épouvante pâlit son visage, et ses prunelles reflétèrent des flammes invisibles.
– Je vois, murmura-t-il, trois démons qui, pleins de joie, s’apprêtent à saisir cet homme. Ils sont à la semblance d’une tour, d’une femme et d’un mage. Tous trois portent leur nom marqué au fer rouge; le premier sur le front, le second sur le ventre, le troisième sur la poitrine, et ces noms sont: Orgueil, Luxure et Doute. J’ai vu.
Ayant ainsi parlé, Paul, les yeux hagards, la bouche pendante, rentra dans sa simplicité.
Et comme les moines d’Antinoé regardaient Antoine avec inquiétude, le saint prononça ces seuls mots:
– Dieu a fait connaître son jugement équitable. Nous devons l’adorer et nous taire.
Il passa. Il allait bénissant. Le soleil, descendu à l’horizon, l’enveloppait d’une gloire, et son ombre, démesurément grandie par une faveur du ciel, se déroulait derrière lui comme un tapis sans fin, en signe du long souvenir que ce grand saint devait laisser parmi les hommes.
Debout mais foudroyé, Paphnuce ne voyait, n’entendait plus rien. Cette parole unique emplissait ses oreilles: «Thaïs va mourir!» Une telle pensée ne lui était jamais venue. Vingt ans, il avait contemplé une tête de momie et voici que l’idée que la mort éteindrait les yeux de Thaïs l’étonnait désespérément. «Thaïs va mourir!» Parole incompréhensible! «Thaïs va mourir!» En ces trois mots, quel sens terrible et nouveau! «Thaïs va mourir!» Alors pourquoi le soleil, les fleurs, les ruisseaux et toute la création? «Thaïs va mourir!» À quoi bon l’univers? Soudain il bondit. «La revoir, la voir encore!» Il se mit à courir. Il ne savait où il était, ni où il allait, mais l’instinct le conduisait avec une entière certitude; il marchait droit au Nil. Un essaim de voiles couvrait les hautes eaux du fleuve. Il sauta dans une embarcation montée par des Nubiens et là, couché à l’avant, les yeux dévorant l’espace, il cria, de douleur et de rage:
– Fou, fou que j’étais de n’avoir pas possédé Thaïs quand il en était temps encore! Fou d’avoir cru qu’il y avait au monde autre chose qu’elle! Ô démence! J’ai songé à Dieu, au salut de mon âme, à la vie éternelle, comme si tout cela comptait pour quelque chose quand on a vu Thaïs. Comment n’ai-je pas senti que l’éternité bienheureuse était dans un seul des baisers de cette femme, que sans elle la vie n’a pas de sens et n’est qu’un mauvais rêve? Ô stupide! tu l’as vue et tu as désiré les biens de l’autre monde. Ô lâche! tu l’as vue et tu as craint Dieu. Dieu! le Ciel! qu’est-ce que cela? et qu’ont-ils à l’offrir qui vaille la moindre parcelle de ce qu’elle t’eût donné? Ô lamentable insensé, qui cherchais la bonté divine ailleurs que sur les lèvres de Thaïs: Quelle main était sur tes yeux? Maudit soit Celui qui t’aveuglait alors! Tu pouvais acheter au prix de la damnation un moment de son amour et tu ne l’as pas fait! Elle t’ouvrait ses bras, pétris de la chair et du parfum des fleurs, et tu ne t’es pas abîmé dans les enchantements indicibles de son sein dévoilé! Tu as écouté la voix jalouse qui te disait: «Abstiens-toi.» Dupe, dupe, triste dupe! Ô regrets! Ô remords! Ô désespoir! N’avoir pas la joie d’emporter en enfer la mémoire de l’heure inoubliable et de crier à Dieu: «Brûle ma chair, dessèche tout le sang de mes veines, fais éclater mes os, tu ne m’ôteras pas le souvenir qui me parfume et me rafraîchit par les siècles des siècles!… Thaïs va mourir! Dieu ridicule, si tu savais comme je me moque de ton enfer! Thaïs va mourir et elle ne sera jamais à moi, jamais, jamais!»