– Voilà donc, se dit-il, le séjour délicieux où je suis né dans le péché, l’air brillant où j’ai respiré des parfums empoisonnés, la mer voluptueuse où j’écoutais chanter les Sirènes! Voilà mon berceau selon la chair, voilà ma patrie selon le siècle! Berceau fleuri, patrie illustre au jugement des hommes! Il est naturel à tes enfants, Alexandrie, de te chérir comme une mère et je fus engendré dans ton sein magnifiquement paré. Mais l’ascète méprise la nature, le mystique dédaigne les apparences, le chrétien regarde sa patrie humaine comme un lieu d’exil, le moine échappe à la terre. J’ai détourné mon cœur de ton amour, Alexandrie. Je te hais! Je te hais pour ta richesse, pour ta science, pour ta douceur et pour ta beauté. Soit maudit, temple des démons! Couche impudique des gentils, chaire empestée des ariens, sois maudite! Et toi, fils ailé du Ciel qui conduisis le saint ermite Antoine, notre père, quand, venu du fond du désert, il pénétra dans cette citadelle de l’idolâtrie pour affermir la foi des confesseurs et la constance des martyrs, bel ange du Seigneur, invisible enfant, premier souffle de Dieu, vole devant moi et parfume du battement de tes ailes l’air corrompu que je vais respirer parmi les princes ténébreux du siècle!
Il dit et reprit sa route. Il entra dans la ville par la porte du Soleil. Cette porte était de pierre et s’élevait avec orgueil. Mais des misérables, accroupis dans son ombre, offraient aux passants des citrons et des figues ou mendiaient une obole en se lamentant.
Une vieille femme en haillons, qui était agenouillée là, saisit le cilice du moine, le baisa et dit:
– Homme du Seigneur, bénis-moi afin que Dieu me bénisse. J’ai beaucoup souffert en ce monde, je veux avoir toutes les joies dans l’autre. Tu viens de Dieu, ô saint homme, c’est pourquoi la poussière de tes pieds est plus précieuse que l’or.
– Le Seigneur soit loué, dit Paphnuce.
Et il forma de sa main entr’ouverte le signe de la rédemption sur la tête de la vieille femme.
Mais à peine avait-il fait vingt pas dans la rue qu’une troupe d’enfants se mit à le huer et à lui jeter des pierres en criant:
– Oh! le méchant moine! Il est plus noir qu’un cynocéphale et plus barbu qu’un bouc. C’est un fainéant! Que ne le pend-on dans quelque verger, comme un Priape de bois, pour effrayer les oiseaux? Mais non, il attirerait la grêle sur les amandiers en fleurs. Il porte malheur. Qu’on le crucifie, le moine! qu’on le crucifie!
Et les pierres volaient avec les cris.
– Mon Dieu! bénissez ces pauvres enfants, murmura Paphnuce.
Et il poursuivit son chemin songeant:
– Je suis en vénération à cette vieille femme et en mépris à ces enfants. Ainsi un même objet est apprécié différemment par les hommes qui sont incertains dans leurs jugements et sujets à l’erreur. Il faut en convenir, pour un gentil, le vieillard Timoclès n’est pas dénué de sens. Aveugle, il se sait privé de lumière. Combien il l’emporte pour le raisonnement sur ces idolâtres qui s’écrient du fond de leurs épaisses ténèbres: Je vois le jour! Tout dans ce monde est mirage et sable mouvant. En Dieu seul est la stabilité.
Cependant il traversait la ville d’un pas rapide. Après dix années d’absence, il en reconnaissait chaque pierre, et chaque pierre était une pierre de scandale qui lui rappelait un péché. C’est pourquoi il frappait rudement de ses pieds nus les dalles des larges chaussées, et il se réjouissait d’y marquer la trace sanglante de ses talons déchirés. Laissant à sa gauche les magnifiques portiques du temple de Sérapis, il s’engagea dans une voie bordée de riches demeures qui semblaient assoupies parmi les parfums. Là les pins, les érables, les térébinthes élevaient leur tête au-dessus des corniches rouges et des acrotères d’or. On voyait, par les portes entr’ouvertes, des statues d’airain dans des vestibules de marbre et des jets d’eau au milieu du feuillage. Aucun bruit ne troublait la paix de ces belles retraites. On entendait seulement le son lointain d’une flûte. Le moine s’arrêta devant une maison assez petite, mais de nobles proportions et soutenue par des colonnes gracieuses comme des jeunes filles. Elle était ornée des bustes en bronze des plus illustres philosophes de la Grèce.
Il y reconnut Platon, Socrate, Aristote, Épicure et Zenon, et ayant heurté le marteau contre la porte, il attendit en songeant:
– C’est en vain que le métal glorifie ces faux sages, leurs mensonges sont confondus; leurs âmes sont plongées dans l’enfer et le fameux Platon lui-même, qui remplit la terre du bruit de son éloquence, ne dispute désormais qu’avec les diables.
Un esclave vint ouvrir la porte et, trouvant un homme pieds nus sur la mosaïque du seuil, il lui dit durement:
– Va mendier ailleurs, moine ridicule, et n’attends pas que je te chasse à coups de bâton.
– Mon frère, répondit l’abbé d’Antinoé, je ne te demande rien, sinon que tu me conduises à Nicias, ton maître.
L’esclave répondit avec plus de colère:
– Mon maître ne reçoit pas des chiens comme toi.
– Mon fils, reprit Paphnuce, fais, s’il te plaît, ce que je te demande, et dis à ton maître que je désire le voir.
– Hors d’ici, vil mendiant! s’écria le portier furieux.
Et il leva son bâton sur le saint homme, qui, mettant ses bras en croix contre sa poitrine, reçut sans s’émouvoir le coup en plein visage, puis répéta doucement:
– Fais ce que j’ai demandé, mon fils, je te prie.
Alors le portier, tout tremblant, murmura:
– Quel est cet homme qui ne craint point la souffrance?
Et il courut avertir son maître.
Nicias sortait du bain. De belles esclaves promenaient les strigiles sur son corps. C’était un homme gracieux et souriant. Une expression de douce ironie était répandue sur son visage. À la vue du moine, il se leva et s’avança les bras ouverts:
– C’est toi, s’écria-t-il, Paphnuce mon condisciple, mon ami, mon frère! Oh! je te reconnais, bien qu’à vrai dire tu te sois rendu plus semblable à une bête qu’à un homme. Embrasse-moi. Te souvient-il du temps où nous étudiions ensemble la grammaire, la rhétorique et la philosophie? On te trouvait déjà l’humeur sombre et sauvage, mais je t’aimais pour ta parfaite sincérité. Nous disions que tu voyais l’univers avec les yeux farouches d’un cheval et qu’il n’était pas surprenant que tu fusses ombrageux. Tu manquais un peu d’atticisme, mais ta libéralité n’avait pas de bornes. Tu ne tenais ni à ton argent ni à ta vie. Et il y avait en toi un génie bizarre, un esprit étrange qui m’intéressait infiniment. Sois le bienvenu, mon cher Paphnuce, après dix ans d’absence. Tu as quitté le désert; tu renonces aux superstitions chrétiennes, et tu renais à l’ancienne vie. Je marquerai ce jour d’un caillou blanc.
» Crobyle et Myrtale, ajouta-t-il en se tournant vers les femmes, parfumez les pieds, les mains et la barbe de mon cher hôte.
Déjà elles apportaient en souriant l’aiguière, les fioles et le miroir de métal. Mais Paphnuce, d’un geste impérieux, les arrêta et tint les yeux baissés pour ne les plus voir; car elles étaient nues. Cependant Nicias lui présentait des coussins, lui offrait des mets et des breuvages divers, que Paphnuce refusait avec mépris.
– Nicias, dit-il, je n’ai pas renié ce que tu appelles faussement la superstition chrétienne, et qui est la vérité des vérités. Au commencement était le Verbe et le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu. Tout a été fait par lui, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans lui. En lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes.
– Cher Paphnuce, répondit Nicias, qui venait de revêtir une tunique parfumée, penses-tu m’étonner en récitant des paroles assemblées sans art et qui ne sont qu’un vain murmure? As-tu oublié que je suis moi-même quelque peu philosophe? Et penses-tu me contenter avec quelques lambeaux arrachés par des hommes ignorants à la pourpre d’Amélius, quand Amélius, Porphyre et Platon, dans toute leur gloire, ne me contentent pas? Les systèmes construits par les sages ne sont que des contes imaginés pour amuser l’éternelle enfance des hommes. Il faut s’en divertir comme des contes de l’Âne, du Cuvier, de la Matrone d’Éphèse ou de toute autre fable milésienne.
Et, prenant son hôte par le bras, il l’entraîna dans une salle où des milliers de papyrus étaient roulés dans des corbeilles.
– Voici ma bibliothèque, dit-il; elle contient une faible partie des systèmes que les philosophes ont construits pour expliquer le monde. Le Sérapéum lui-même, dans sa richesse, ne les renferme pas tous. Hélas! ce ne sont que des rêves de malades.
Il força son hôte à prendre place dans une chaise d’ivoire et s’assit lui-même. Paphnuce promena sur les livres de la bibliothèque un regard sombre et dit:
– Il faut les brûler tous.
– Ô doux hôte, ce serait dommage! répondit Nicias. Car les rêves des malades sont parfois amusants. D’ailleurs, s’il fallait détruire tous les rêves et toutes les visions des hommes, la terre perdrait ses formes et ses couleurs et nous nous endormirions tous dans une morne stupidité.