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– Achille, disait le roi d’Ithaque, est digne d’être honoré parmi nous, lui qui mourut glorieusement pour la Hellas. Il demande que la fille de Priam, la vierge Polyxène soit immolée sur sa tombe. Danaens, contentez les mânes du héros, et que le fils de Pélée se réjouisse dans le Hadès.

Mais le roi des rois répondait:

– Épargnons les vierges troiennes que nous avons arrachées aux autels. Assez de maux ont fondu sur la race illustre de Priam.

Il parlait ainsi parce qu’il partageait la couche de la sœur de Polyxène, et le sage Ulysse lui reprochait de préférer le lit de Cassandre à la lance d’Achille.

Tous les Grecs l’approuvèrent avec un grand bruit d’armes entre-choquées. La mort de Polyxène fut résolue et l’ombre apaisée d’Achille s’évanouit. La musique, tantôt furieuse et tantôt plaintive, suivait la pensée des personnages. L’assistance éclata en applaudissements.

Paphnuce, qui rapportait tout à la vérité divine, murmura:

– Ô lumières et ténèbres répandues sur les gentils! De tels sacrifices, parmi les nations, annonçaient et figuraient grossièrement le sacrifice salutaire du fils de Dieu.

– Toutes les religions enfantent des crimes, répliqua l’Épicurien. Par bonheur un Grec divinement sage vint affranchir les hommes des vaines terreurs de l’inconnu…

Cependant Hécube, ses blancs cheveux épars, sa robe en lambeaux, sortait de la tente où elle était captive. Ce fut un long soupir quand on vit paraître cette parfaite image du malheur. Hécube, avertie par un songe prophétique, gémissait sur sa fille et sur elle-même. Ulysse était déjà près d’elle et lui demandait Polyxène. La vieille mère s’arrachait les cheveux, se déchirait les joues avec les ongles et baisait les mains de cet homme cruel qui, gardant son impitoyable douceur, semblait dire:

– Sois sage, Hécube, et cède à la nécessité. Il y a aussi dans nos maisons de vieilles mères qui pleurent leurs enfants endormis à jamais sous les pins de l’Ida.

Et Cassandre, reine autrefois de la florissante Asie, maintenant esclave, souillait de poussière sa tête infortunée.

Mais voici que, soulevant la toile de la tente, se montre la vierge Polyxène. Un frémissement unanime agita les spectateurs. Ils avaient reconnu Thaïs. Paphnuce la revit, celle-là qu’il venait chercher. De son bras blanc, elle retenait au-dessus de sa tête la lourde toile. Immobile, semblable à une belle statue, mais promenant autour d’elle le paisible regard de ses yeux de violette, douce et fière, elle donnait à tous le frisson tragique de la beauté.

Un murmure de louange s’éleva et Paphnuce l’âme agitée, contenant son cœur avec ses mains, soupira:

– Pourquoi donc, ô mon Dieu, donnes-tu ce pouvoir à une de tes créatures?

Dorion, plus paisible, disait:

– Certes, les atomes qui s’associent pour composer cette femme présentent une combinaison agréable à l’œil. Ce n’est qu’un jeu de la nature et ces atomes ne savent ce qu’ils font. Ils se sépareront un jour avec la même indifférence qu’ils se sont unis. Où sont maintenant les atomes qui formèrent Laïs ou Cléopâtre? Je n’en disconviens pas: les femmes sont quelquefois belles, mais elles sont soumises à de fâcheuses disgrâces et à des incommodités dégoûtantes. C’est à quoi songent les esprits méditatifs, tandis que le vulgaire des hommes n’y fait point attention. Et les femmes inspirent l’amour, bien qu’il soit déraisonnable de les aimer.

Ainsi le philosophe et l’ascète contemplaient Thaïs et suivaient leur pensée. Ils n’avaient vu ni l’un ni l’autre Hécube, tournée vers sa fille, lui dire par ses gestes:

– Essaie de fléchir le cruel Ulysse. Fais parler tes larmes, ta beauté, ta jeunesse!

Thaïs, où plutôt Polyxène elle-même, laissa retomber la toile de la tente. Elle fit un pas, et tous les cœurs furent domptés. Et quand, d’une démarche noble et légère, elle s’avança vers Ulysse, le rythme de ses mouvements, qu’accompagnait le son des flûtes, faisait songer à tout un ordre de choses heureuses, et il semblait qu’elle fût le centre divin des harmonies du monde. On ne voyait plus qu’elle, et tout le reste était perdu dans son rayonnement. Pourtant l’action continuait.

Le prudent fils de Laërte détournait la tête et cachait sa main sous son manteau, afin d’éviter les regards, les baisers de la suppliante. La vierge lui fit signe de ne plus craindre. Ses regards tranquilles disaient:

– Ulysse, je te suivrai pour obéir à la nécessité et parce que je veux mourir. Fille de Priam et sœur d’Hector, ma couche, autrefois jugée digne des rois, ne recevra pas un maître étranger. Je renonce librement à la lumière du jour.

Hécube, inerte dans la poussière, se releva soudain et s’attacha à sa fille d’une étreinte désespérée. Polyxène dénoua avec une douceur résolue les vieux bras qui la liaient. On croyait l’entendre:

– Mère, ne t’expose pas aux outrages du maître. N’attends pas que, t’arrachant à moi, il ne te traîne indignement. Plutôt, mère bien aimée, tends-moi cette main ridée et approche tes joues creuses de mes lèvres.

La douleur était belle sur le visage de Thaïs; la foule se montrait reconnaissante à cette femme de revêtir ainsi d’une grâce surhumaine les formes et les travaux de la vie, et Paphnuce, lui pardonnant sa splendeur présente en vue de son humilité prochaine, se glorifiait par avance de la sainte qu’il allait donner au ciel. Le spectacle touchait au dénouement. Hécube tomba comme morte et Polyxène, conduite par Ulysse, s’avança vers le tombeau qu’entourait l’élite des guerriers. Elle gravit, au bruit des chants de deuil, le tertre funéraire au sommet duquel le fils d’Achille faisait, dans une coupe d’or, des libations aux mânes du héros. Quand les sacrificateurs levèrent les bras pour la saisir, elle fit signe qu’elle voulait mourir libre, comme il convenait à la fille de tant de rois. Puis, déchirant sa tunique, elle montra la place de son cœur. Pyrrhus y plongea son glaive en détournant la tête, et, par un habile artifice, le sang jaillit à flots de la poitrine éblouissante de la vierge qui, la tête renversée et les yeux nageant dans l’horreur de la mort, tomba avec décence.

Cependant que les guerriers voilaient la victime et la couvraient de lis et d’anémones, des cris d’effroi et des sanglots déchiraient l’air, et Paphnuce, soulevé sur son banc, prophétisait d’une voix retentissante:

– Gentils, vils adorateurs des démons! Et vous ariens plus infâmes que les idolâtres, instruisez-vous! Ce que vous venez de voir est une image et un symbole. Cette fable renferme un sens mystique et bientôt la femme que vous voyez là sera immolée, hostie bien heureuse, au Dieu ressuscité!

Déjà la foule s’écoulait en flots sombres dans les vomitoires. L’abbé d’Antinoé, échappant à Dorion surpris, gagna la sortie en prophétisant encore.

Une heure après, il frappait à la porte de Thaïs.

La comédienne alors, dans le riche quartier de Racotis, près du tombeau d’Alexandre, habitait une maison entourée de jardins ombreux, dans lesquels s’élevaient des rochers artificiels et coulait un ruisseau bordé de peupliers. Une vieille esclave noire, chargée d’anneaux, vint lui ouvrir la porte et lui demanda ce qu’il voulait.

– Je veux voir Thaïs, répondit-il. Dieu m’est témoin que je ne suis venu ici que pour la voir.

Comme il portait une riche tunique et qu’il parlait impérieusement, l’esclave le fit entrer.

– Tu trouveras Thaïs, dit-elle, dans la grotte des Nymphes.

Livre II . LE PAPYRUS.

Thaïs était née de parents libres et pauvres, adonnés à l’idolâtrie. Du temps qu’elle était petite, son père gouvernait, à Alexandrie, proche la porte de la Lune, un cabaret que fréquentaient les matelots. Certains souvenirs vifs et détachés lui restaient de sa première enfance. Elle revoyait son père assis à l’angle du foyer, les jambes croisées, grand, redoutable et tranquille, tel qu’un de ces vieux Pharaons que célèbrent les complaintes chantées par les aveugles dans les carrefours. Elle revoyait aussi sa maigre et triste mère, errant comme un chat affamé dans la maison, qu’elle emplissait des éclats de sa voix aigre et des lueurs de ses yeux de phosphore. On contait dans le faubourg qu’elle était magicienne et qu’elle se changeait en chouette, la nuit, pour rejoindre ses amants. On mentait. Thaïs savait bien, pour l’avoir souvent épiée, que sa mère ne se livrait point aux arts magiques, mais que, dévorée d’avarice, elle comptait toute la nuit le gain de la journée. Ce père inerte et cette mère avide la laissaient chercher sa vie comme les bêtes de la basse-cour. Aussi était-elle devenue très habile à tirer une à une les oboles de la ceinture des matelots ivres, en les amusant par des chansons naïves et par des paroles infâmes dont elle ignorait le sens. Elle passait de genoux en genoux dans la salle imprégnée de l’odeur des boissons fermentées et des outres résineuses; puis, les joues poissées de bière et piquées par les barbes rudes, elle s’échappait, serrant les oboles dans sa petite main, et courait acheter des gâteaux de miel à une vieille femme accroupie derrière ses paniers sous la porte de la Lune. C ’était tous les jours les mêmes scènes: les matelots, contant leurs périls, quand l’Euros ébranlait les algues sous-marines, puis jouant aux dés ou aux osselets, et demandant, en blasphémant les dieux, la meilleure bière de Cilicie.