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En attendant, il lui fallait remettre à plus tard la réalisation de ses plans amoureux. Venait de se produire ce à quoi l’on pouvait s’attendre depuis la prise de Jérusalem : l’armée de Saladin campait à présent au bout de l’isthme, barrant l’accès à la terre ferme. Et tout de suite Montferrat comprit qu’il allait lui falloir employer les grands moyens quand on lui apprit qu’un étendard jaune, celui-là même du sultan, venait de fleurir sur la barbacane défendant la porte Magistra : il y avait donc au moins un traître dans cette ville qu’il croyait bien tenir en main. Une mauvaise nouvelle n’allant jamais seule, les voiles d’une flotte égyptienne se profilaient à l’horizon…

Après avoir donné les ordres qui convenaient pour prévenir la moindre faille dans la défense des remparts et du port, le marquis fit rassembler les notables dans la salle majeure du château.

— Nous allons avoir à subir l’attaque de Saladin et nous avons toutes chances de la repousser si chacun fait son devoir. Tous, vous devez avoir présent à l’esprit que si cette ville est le dernier bastion du royaume, elle est aussi la terre d’où surgira la reconquête. Rien n’est perdu si vous avez la foi, car des secours nous seront donnés. Je sais qu’en Occident on s’active à prêcher la croisade et que dans peu de temps ses armées déferleront parce que aucun roi digne de porter couronne ne peut rester indifférent à l’horreur du Saint-Sépulcre de nouveau souillé par les infidèles. Souvenons-nous de ceux qui nous ont donné cette terre ! Vous serez maudits par toutes les générations si à cause de vous l’œuvre de Godefroi de Bouillon et des grands rois de Jérusalem s’efface à jamais. Alors nous allons tenir, vous entendez ? Tenir jusqu’à l’arrivée des secours ! Pour cela, il faut d’abord éliminer les couards dont la lâcheté veut nous livrer au sultan ! Quelqu’un a planté cette bannière sur le rempart : j’exige qu’on me le livre ! Sinon je prendrai l’un de vous, n’importe qui désigné par le sort, et je le pendrai à sa place !

Une heure plus tard, le coupable était trouvé et pendu haut et court en remplacement du malencontreux étendard. Conrad de Montferrat était là qui regardait, un poing sur la hanche. Quand l’homme eut expiré, il jeta la bannière jaune dans le fossé envahi par la mer.

— Vous ne pensiez tout de même pas avoir ville conquise aussi aisément ? Tonna-t-il à l’intention de Saladin qui, entouré de sa garde mamelouke, s’avançait sur la langue de terre. Ceux qui seront tentés de trahir connaîtront un sort pire que celui-là, car je les ferai plonger dans l’huile bouillante avant de jeter sur toi leurs corps gonflés comme des beignets ! Ce qu’un Montferrat tient, sache qu’il le tient bien !

— Et que fait un Montferrat à celui qui tient un Montferrat ?

D’entre les jambes des chevaux, deux mamelouks traînèrent un vieillard à barbe et cheveux blancs qu’ils amenèrent devant le sultan, face tournée vers le rempart. On voyait à ses chausses de mailles fines – le seul vêtement qu’on lui eût laissé avec sa chemise – qu’il s’agissait d’un chevalier encore que les éperons d’or lui eussent été enlevés, un seigneur aussi à sa façon de redresser la tête en dépit d’une grande lassitude. Sur son créneau, Montferrat eut un mouvement de recul :

— Mon père ! Exhala-t-il. Que fait-il là ? Je le croyais à Rome ou au moins sur le retour après le pèlerinage qu’au dernier printemps il a tenu à accomplir, avant d’être trop âgé, au tombeau du Christ et à celui de mon frère Guillaume…

Thibaut comprit que Montferrat parlait pour lui-même, non pour ceux qui étaient à ses côtés, son plus fidèle ami, Raimondo d’Acqui, Balian d’Ibelin et deux autres barons piémontais.

Cependant, la voix de Saladin s’élevait de nouveau, mordante et ironique.

— Entends-moi, Conrad de Montferrat ! Voici mes conditions : si tu me livres la ville, les habitants seront épargnés et bien traités. Sinon, voici ton père, mon prisonnier depuis Hattin, sur qui tu devras tirer avant de nous atteindre.

Le marché était affreux. Tous le ressentirent. Montferrat était devenu blême en voyant des esclaves planter en terre à peu de distance du fossé un poteau auquel les mamelouks attachèrent le vieillard à peine conscient tant il paraissait épuisé, mais ses lèvres remuaient un peu et on sentit qu’il priait. Chacun retenait son souffle, comprenant le combat intérieur que subissait son fils. Celui-ci tenta de parlementer :

— Choisis une autre rançon ! Dussé-je te donner mon dernier besant je la paierai…

— Non. Je veux Tyr, et ton père vivra. Sinon…

Née de son impuissance, une furieuse colère s’empara du marquis :

— Je préférerais tirer moi-même sur mon père qu’abandonner une seule pierre de « ma » ville !…

Il eut juste le temps de s’abriter derrière le créneau : une volée de flèches, suivie d’une autre, puis d’une troisième s’abattit sur la barbacane sans causer d’autres dégâts que de légères blessures : tous ceux qui l’occupaient avaient eu le réflexe de se jeter à terre dès le dernier mot. Thibaut risqua un œil tandis que volaient les dards meurtriers.

— Ils s’éloignent ! cria-t-il en se redressant, mais Montferrat était déjà debout, appuyé des deux poings à l’embrasure.

Tous l’imitèrent et virent qu’en effet le sultan se retirait au bout de l’isthme. Le poteau, lui, était toujours là, supportant le vieil homme affaissé dans ses liens, voué sinon aux projectiles venus de la ville, du moins à la faim, la soif. Une horrible agonie que pourrait évidemment écourter une flèche miséricordieuse. La pluie se mit à tomber soudain avec la violence coutumière aux approches de l’hiver dans les pays de fortes chaleurs, ajoutant encore à la solitude tragique du vieux marquis. Sombre, silencieux, les bras croisés sur la poitrine, son fils le regardait.

— On ne peut pas le laisser là ! protesta Balian. C’est une insulte pour chacun de nous !

— Croyez-vous que je ne la ressente pas ? Gronda Conrad. Mais aller le chercher signifie ouvrir portes et herses, abaisser le pont. Et ces chiens n’attendent que cela !

— S’il vous plaît, monseigneur, avança Thibaut, il y a peut-être un autre moyen.

— Lequel ?

— Il fera nuit bientôt. Je peux aller au port, prendre une barque, deux hommes et venir par le fossé qui ne doit pas être si difficile à escalader de ce côté. Grâce à Dieu, votre père n’est pas enchaîné : de simples cordes dont une bonne dague viendra à bout facilement.

Dans le regard quasi minéral, si froid qu’il semblait ne pouvoir refléter aucun sentiment humain, s’alluma une brève étincelle, comme si ce silex en avait frappé un autre.

— Essaie ! dit Montferrat. Mais tu n’auras qu’un homme ! Je ne veux pas risquer d’en perdre trois !

La pluie durait encore, insistante et drue, noyant le paysage nocturne quand, vers onze heures, Thibaut se mit en route avec son compagnon Jean d’Arsuf, cousin éloigné de Balian et son écuyer. C’était un garçon de dix-neuf ans, solide comme un bœuf et pourvu d’un heureux caractère rappelant un peu celui d’Adam Pellicorne. Il vouait à Thibaut une amitié admirative, mais peu démonstrative en dehors du fait que Jean avait revendiqué l’honneur de l’accompagner.

La nuit n’était pas assez sombre pour cacher les galères égyptiennes rangées en arc de cercle autour de la ville, mais à distance prudente. Demain elles essaieraient sans doute d’entrer dans le port dont l’énorme chaîne tendue d’une tour à l’autre barrait l’accès. En sortir n’offrait aucune difficulté pour le petit bateau que les deux compagnons, entièrement vêtus de noir, trouvèrent tout préparé près de l’une des tours d’attache. À cet endroit il était aisé de se glisser sous la chaîne.