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Ce qu’ils firent. Jean empoigna les rames avec une assurance d’habitué : il avait passé toute son enfance à Sidon chez un aïeul et naviguait comme un Viking, dont il avait d’ailleurs quelques gouttes de sang. Thibaut en remercia le ciel : hors du port, en effet, la mer était formée et drossait la barque vers le rivage ; mais Jean d’Arsuf tenait bon et, après quelques efforts, on arriva dans le fossé récemment ouvert. L’isthme tranché s’élevait au-dessus d’eux comme une petite falaise. À cet endroit le flot était plus calme. Thibaut put se mettre debout, un grappin en main. Il le balança un instant, le lança, tira. Le premier essai fut le bon : les griffes de fer étaient solidement amarrées.

Alors, à la force des poignets, il se hissa, prit pied sur la terre. L’isthme était désert mais au bout brillaient les feux du camp musulman. Le poteau était là, à deux pas, de même que sa victime trempée que seuls retenaient ses liens. En trois coups de dague, Thibaut les trancha. Le vieillard s’affala dans la boue. S’agenouillant près de lui, le chevalier s’assura qu’il respirait, encore que faiblement. Il fallait faire vite !

Il le porta au bord du fossé, prit la corde roulée autour de sa taille, la lui noua sous les aisselles, alerta Jean d’un léger sifflement puis, très doucement mais en maintenant fermement la corde, il le fit descendre vers les bras tendus de l’écuyer. À cet instant une rafale de vent le secoua, mais il était trop solidement planté sur ses pieds pour lui faire lâcher prise. La voix étouffée de Jean lui parvint :

— Je le tiens ! Venez ! J’entends du bruit !

Thibaut aussi entendait. Des hommes armés de torches approchaient. Sans doute pour voir où en était le prisonnier. Thibaut ne s’attarda pas à les attendre. En un clin d’œil il eut rejoint la barque, essaya de décrocher le grappin mais celui-ci résistait et il fallut renoncer. Les torches avançaient tandis que Jean ramait comme un forcené, luttant à la fois contre les bourrasques et les embruns.

— Je vous aide ! dit Thibaut.

Se glissant à côté du jeune homme, il prit l’une des rames et, joignant ainsi leurs forces, ils contournèrent la tour de la chaîne juste au moment où les soldats arrivaient près du poteau. Ils eurent encore le temps d’entendre leurs cris de colère auxquels répondirent, narquois, ceux des guerriers qui, de la barbacane, avaient suivi, arcs en main, les péripéties du sauvetage sans qu’ils les eussent seulement aperçus.

Sur le port éclairé à présent par des pots à feux, Conrad de Montferrat et Balian d’Ibelin attendaient aux marches d’un escalier de pierre plongeant dans l’eau et que la pluie rendait glissant. Avec habileté Jean amarra son esquif à un anneau rouillé, mais déjà Thibaut soulevait le vieil homme inerte.

— Donne-le-moi ! Ordonna la voix autoritaire de Montferrat.

Et, avec une force dont on ne l’aurait pas cru capable car il était maigre et pas très grand, il enleva son père dans ses bras et remonta avec lui les dangereux degrés sans permettre à quiconque de l’aider, puis il alla le déposer sur une civière que l’on avait préparée.

— Au château ! cria-t-il sans offrir le moindre remerciement aux deux sauveteurs qui regardèrent son manteau rouge se fondre dans la nuit.

La pluie, comme si elle n’avait attendu que ce retour, faisait trêve. Balian tendit aux deux hommes des pots de vin à la cannelle encore chaud, se contentant de remarquer avec l’ombre d’un sourire :

— Le marquis a trop de valeur pour que nous nous arrêtions à ces petits détails, n’est-ce pas ?

Guillaume III de Montferrat mourut au lever d’un soleil las et grisâtre au moment même où, dans le camp ennemi, le muezzin, juché sur un tertre, appelait les soldats d’Allah à la prière.

— Cette nuit, nous lui rendrons hommage en le confiant à Dieu, décréta Conrad.

Puis il se tourna brusquement vers Thibaut qui avait repris sa place auprès de Balian et dardant sur lui son œil d’aigle :

— Je n’oublierai pas !

Le siège de Tyr ne dura pas longtemps. Comptant sur la flotte égyptienne pour bloquer le port et empêcher les navires francs d’en sortir, Saladin avait bien installé trois ou quatre machines de guerre, pierrières et mangonneaux, sur l’isthme mais l’étroitesse du site en rendait l’emploi difficile. D’autant qu’au-delà des barbacanes, les projectiles ne touchaient qu’une petite partie de la ville sans faire grand mal. Le blocus, lui, semblait plus efficace, encore que Tyr, riche et bien approvisionnée, pût résister longtemps. Seulement la mauvaise saison était venue et l’idée de la passer sur ce bout de terre n’enchantait guère le sultan. Moins encore ses émirs très désireux de jouir enfin des bénéfices de leurs conquêtes. Chez les musulmans comme chez les chrétiens, le service dû au suzerain n’était pas continu. De même que les croisés venus d’Occident accomplissaient un laps de temps déterminé, les guerriers d’Allah étaient soumis à une période d’obligation sous les étendards verts. Conrad de Montferrat se chargea de mettre tout le monde d’accord.

Les galères musulmanes qui encerclaient Tyr étaient au nombre de dix et, comme il arrive lorsque l’on pense n’avoir rien d’autre à faire qu’attendre que la ville se rende, elles se gardaient mal quand le jour disparaissait. Dans la nuit du 30 décembre, Montferrat fit sortir du port, avec la plus grande discrétion, ses propres nefs assistées de deux galères provençales. La surprise fut totale : cinq des bateaux musulmans furent attaqués à l’abordage et capturés. Ce que voyant, les cinq autres prirent le large pour se réfugier à Beyrouth, mais les marins francs les poursuivirent et, sur le point d’être rejoints, ils s’échouèrent à la côte ; après quoi leurs équipages prirent la fuite.

Le matin venu, Saladin comprit que la partie était perdue. S’obstiner pouvait devenir d’autant plus dangereux que, par ses espions, il avait appris qu’une croisade, menée par l’empereur Frédéric Barberousse, allait se mettre en route. Il leva donc le siège et regagna Damas, profondément irrité contre ce marquis de Montferrat qui ne serait pas facile à réduire… C’est alors que son génie politique lui souffla une brillante idée, fondée sur cette étrange fatalité qui poussait les princes francs à se dresser les uns contre les autres… Il décida de libérer les Lusignan : le roi Guy et le connétable Amaury, ainsi que l’en priait constamment la reine Sibylle venue jusqu’à lui de Tortose où elle s’était réfugiée sous la protection des Templiers. Il aurait dû accomplir ce geste depuis le temps où, après Hattin, Guy l’avait aidé à s’emparer d’Ascalon et autres cités aux approches de Jérusalem. S’il n’en avait rien fait, c’est parce que au fond Guy, toujours indécis, toujours hésitant, ne savait trop où aller et que, bien traité, sa captivité ne lui pesait guère ; mais à présent le beau roi si falot lui semblait un pion intéressant à jouer. Il le libéra avec son frère et quelques autres captifs de son parti, non sans les avoir équipés convenablement et leur avoir fait jurer qu’ils « passeraient les mers » afin de n’être plus tentés de porter les armes contre lui.

— Il vous reste le port de Tyr que tient le seigneur de Montferrat, dit-il à Guy. Vous aurez ainsi toute facilité de vous y embarquer avec la reine, votre belle épouse…

Le « roi » promit tout ce que voulait Saladin et peut-être serait-il resté fidèle à sa parole s’il n’y avait eu sa femme et son frère. Tous deux savaient ce que représentait l’ancienne cité phénicienne : une place forte inexpugnable en face des immenses horizons marins. Pourquoi ne pas en faire une base de départ pour la reconquête ? La perte des Lieux saints allait peut-être finir par secouer enfin l’égoïste inertie des souverains d’Europe ?