Thibaut était un solide garçon de seize ans brun de peau et de cheveux avec de pénétrants yeux gris, grand pour son âge, comme Baudouin lui-même, avec une carrure développée par le maniement des armes et déjà redoutable. Un visage étroit aux traits finement ciselés aurait pu le faire passer facilement pour un Sarrazin sans ce regard différent et une nette propension à une gaieté inscrite par un pli d’ironie au coin de la bouche. En fait il n’avait rien de la beauté blonde des Courtenay qui parait si bien Baudouin, et tenait son physique de la noble jeune fille arménienne qui avait été sa mère si peu de temps. Quant à son caractère, s’il était volontiers généreux et accommodant, il était aussi capable de s’emporter en de noires colères d’où jaillissait la violence dès que l’on s’en prenait à ce qu’il vénérait. Dans l’ordre : son roi, son Dieu, sa tante Elisabeth, son maître Guillaume de Tyr, les lois de la chevalerie et cette belle terre de Palestine où il avait poussé son premier cri. Il y avait aussi quelqu’un d’autre, mais il ne savait pas encore très bien quelle place lui donner dans sa dévotion. Plutôt méfiant, en outre, celui que Baudouin appelait en riant « Thibaut l’incrédule » ne se livrait pas facilement et savait d’instinct que, dans les entours d’un souverain, il n’était pas bon de faire crédit à tout le monde.
La rue était étroite qui montait par degrés souvent couverts d’une arche de pierre ou d’un passage reliant une maison à une autre et Baudouin se sépara de la plus grande partie de son escorte. Seuls purent le suivre le vieil Onfroi de Toron qui depuis vingt-cinq ans portait si vaillamment la grande épée de connétable, son porte-bannière Plugues de Gibelet, son écuyer Thibaut de Courtenay et cinq ou six barons. C’était très suffisant : la foule encombrait le passage et il fallait la protéger des réactions des chevaux. Enfin on déboucha – et le mot était exact car la rue parut éclater ! – sur la place étendue devant la basilique trois fois sainte, si majestueuse sous son dôme azuré dont le sommet s’ouvrait à la Pentecôte pour laisser pénétrer le feu du ciel. Le double portail ouvert laissait voir les ors, les émaux, les mosaïques de l’intérieur illuminés par des centaines de cierges rouges. Et là, devant, se tenait le Patriarche, Amaury de Nesle, imposant vieillard dont la barbe blanche, la mitre en tissu d’or et le manteau de pourpre attaché par une agrafe de rubis évoquaient l’image de Dieu le Père. En dépit du fait que se tenaient derrière lui le Maître du Temple, Odon de Saint-Omer, celui de l’Hôpital, le frère Joubert, et plus loin, une trentaine de prêtres et de clercs en grand habit, on ne voyait que lui. Sa haute taille faisait disparaître les autres et, comme on le savait profondément pieux, de mœurs austères et d’humeur hautaine, on s’attendait presque à voir la foudre jaillir de la crosse qu’il tenait plantée en terre.
Dans un soudain silence de la foule marquant ainsi la solennité du moment – les cloches, elles, s’en donnaient à cœur joie ! –, Baudouin sauta à terre comme si le fer dont il était vêtu ne pesait rien, ôta son heaume couronné qu’il tendit à Thibaut, rabattit le camail, découvrant ainsi une épaisse chevelure couleur de miel striée de mèches presque blanches puis, à grands pas souples, marcha vers le Patriarche devant lequel il s’inclina pour baiser l’anneau de sa main.
Avec un sourire où se lisait l’affection, Amaury de Nesle alors le prit aux épaules et l’embrassa avec des larmes dans les yeux… Il n’était pas difficile de deviner ce qu’il pensait : « Si jeune, si beau, si vaillant, si noble et déjà condamné à une mort lente, affreuse… et inévitable. » Il dompta cependant son émotion :
— Dieu a béni tes armes, mon fils ! dit-il d’une voix forte qui résonna au fond de la place. Allons ensemble l’en remercier !
Comme un père conduisant son enfant, ils marchèrent tous deux vers l’église sans que le bras du Patriarche quittât les épaules du jeune roi. Les prêtres les suivirent mais les hauts hommes qui escortaient Baudouin, tous ayant mis eux aussi pied à terre, s’agenouillèrent pour que leurs prières accompagnent celle des deux maîtres de Jérusalem.
Thibaut fit comme les autres mais avec un sourire de contentement. Il lui plaisait que ce soir on eût bousculé le cérémonial habituel plutôt pompeux pour cette simple et affectueuse rencontre du berger des âmes et du berger des corps.
Le roi pria longtemps, prosterné devant la dalle de marbre sous laquelle était le Tombeau, remerciant de tout son cœur pour la victoire donnée et pour cet instant de paix seul en face de Dieu.
Les prières de Baudouin n’avaient rien de commun avec celles d’un garçon de son âge occupé de plaisirs divers, de beaux coups d’épée, de conquêtes et aussi d’amour. Lui n’avait pas à se soucier d’un avenir puisque le sien se bornait à quelques années tout au plus, ni à se choisir une épouse qu’il ne pourrait étreindre. Son amour, c’était à son peuple qu’il le devait tout entier. Ce peuple, lui, avait un avenir et, dépositaire de la plus noble terre qui soit au monde, Baudouin devait, dès à présent, se soucier de celui qui serait assez digne et sage pour conduire après lui Jérusalem dans les eaux calmes d’une paix enrichissante. Alors le royal adolescent suppliait qu’on lui accorde la force et le courage de surmonter la souffrance qui viendrait bientôt et continuer sa tâche, envers et contre tout, pour le bien du royaume et l’honneur de Dieu.
Il savait que les conjonctures politiques lui étaient favorables. Saladin alors en Égypte d’où il avait chassé la dynastie fatimide pour implanter la sienne – celle des Ayyubides – souhaitait extirper définitivement de Syrie le jeune fils de Nur ed-Din, Al-Salih. Certes il avait pris Damas, la « grande silencieuse blanche », mais le jeune prince gardait de chauds partisans appuyés sur les puissantes cités d’Alep et de Mossoul. Avec habileté, Raymond de Tripoli, régent jusqu’au quinzième anniversaire de Baudouin, avait compris qu’en aidant Al-Salih, il combattrait plus efficacement Saladin qu’en l’attaquant de face. Et des trêves, un traité d’assistance mutuelle même s’étaient conclus. Ainsi l’année précédente, alors que Saladin assiégeait Alep, Raymond lui fit lâcher prise par une brève diversion sur Homs, en même temps que Baudouin, chef d’armée à quatorze ans, s’en allait ravager les abords de Damas, faubourgs et campagnes, afin de priver la ville de ses ravitaillements. Saladin s’était tenu tranquille quelque temps mais, toujours talonné par son désir ardent de rassembler sous sa main la totalité de la Syrie musulmane, il était revenu assiéger Alep dont la formidable forteresse hantait ses nuits. Baudouin, alors, avait levé l’ost et dirigé ses coups une fois encore sur Damas. Turhan shah battu à Ain-Anjarr, son frère aîné s’était résigné à abandonner Alep pour regagner Le Caire où des troubles se levaient. Remettant à plus tard ses projets d’empire unifié, le « sultan » venait de décider une longue trêve que le chancelier Guillaume de Tyr jugeait tout à fait satisfaisante. Baudouin, rentrant à Jérusalem, pouvait se consacrer tout entier à l’avenir de son royaume. Saladin apprenait à le respecter…
En ramenant Baudouin sur le parvis du Saint-Sépulcre avec le même geste chaleureux qu’à l’arrivée, le Patriarche fit tomber une large bénédiction sur les barons et les habitants qui s’y pressaient maintenant. Il annonça qu’une cérémonie d’action de grâces serait célébrée le lendemain et que tous y seraient conviés puis l’on se sépara. En s’enlevant en selle avec la maîtrise du cavalier consommé qu’il était, Baudouin sourit à Thibaut :