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Vinrent ainsi de Pise une escadre menée par l’archevêque de la ville, Ubaldo, légat du pape Clément III, puis de Venise une autre escadre menée par Giovanni Morosini et Domenico Contarini, des Danois, des Bretons, des Flamands, d’autres encore. Plus tard, le comte Henri II de Champagne avec Thibaut de Blois, Etienne de Sancerre et toute une belle chevalerie. En fait, l’horreur soulevée par le massacre de Hattin et la chute de la Ville sainte portait ses fruits et, de toutes parts, on accourait vers cette petite bande de terre sous Acre où s’accrochait l’espoir de voir renaître le royaume…

Au château de Tyr, cependant, Isabelle se remettait peu à peu de la violente douleur ressentie en apprenant la condamnation de Thibaut. Débarrassée de l’obsédante présence d’Etiennette, entourée de tendresse par sa mère, la grosse Euphémia et ses deux demi-sœurs Helvis et Marguerite, la jeune femme permit à sa douleur sinon de s’endormir, tout au moins de recevoir les baumes qui apaisent les blessures à vif, les pansements qui les protègent de nouvelles atteintes. Dans le logis des dames, elle réapprit à goûter la beauté d’un soleil couchant, l’odeur de la mer, le bonheur de mordre dans un fruit ou de contempler l’immense voûte couleur lapis-lazuli d’un ciel nocturne. Elle retrouva aussi le désir de s’occuper des autres, de soigner leurs douleurs physiques ou morales.

Ainsi elle finit par prendre en pitié son pauvre Onfroi dont elle devinait ce qu’il pouvait endurer dans le quartier des chevaliers. Elle l’appela près d’elle aussi souvent qu’il était possible, même si elle ne se sentait pas encore le courage de le recevoir dans son lit. L’étroitesse des lieux – l’épouse de Balian, ses filles, ses femmes et les vieilles dames de Gibelet et d’Arsuf, arrivées depuis peu, se partageaient deux chambres hautes ! – lui offrait une excuse toute naturelle pour le tenir à distance comme les autres hommes. De même qu’Ibelin, Onfroi n’osait protester et se contentait de ce qu’on lui donnait, sachant bien que sans ces instants exquis passés auprès d’elle il n’aurait pas supporté les contraintes imposées par le marquis et le sévère entraînement qu’il exigeait de tout homme en état de porter des armes. Que Tyr soit pratiquement imprenable était une chose, mais Saladin n’était pas loin et la défense de la ville surpeuplée exigeait une vigilance de tous les instants. La réputation d’Onfroi n’était déjà pas brillante et le seigneur à l’aigle noir ne se gênait pas pour lui faire entendre que noblesse oblige et que l’on était en droit d’attendre du petit-fils du grand Connétable autre chose que l’art de tourner un poème ou de chanter des chansons en s’accompagnant du luth.

Cette intransigeance envers un époux dont elle savait bien qu’il ne serait jamais un héros et que l’on ne fait pas un aigle d’une tourterelle irritait Isabelle. Comme l’irritait d’ailleurs le marquis tout entier.

Depuis qu’il l’avait ramenée au château, Montferrat venait chaque jour la saluer et prendre de ses nouvelles. Son attitude était toujours parfaite de respectueuse courtoisie et d’amabilité, mais l’épouse d’Onfroi était trop fine pour ne pas deviner ce qui couvait sous les belles paroles, le souci méticuleux de sa santé et les menus présents de parfum ou de pièces de soie qu’il leur offrait, à elle et à la reine Marie. Il lui avait suffi pour cela de plonger une seule fois son regard dans les yeux ardents et avides de Conrad : il éprouvait pour elle un désir violent, une de ces passions égoïstes où l’amour n’a pas beaucoup de place, sinon pas du tout. Il la voulait, simplement, et elle s’en méfiait, ne le connaissant pas assez pour deviner jusqu’où il était capable d’aller pour la faire sienne. Dans ces conditions, il ne pouvait que lui déplaire, d’autant plus qu’elle n’arrivait pas à lui pardonner le bannissement de Thibaut.

Bien qu’elle n’aimât guère plus le marquis, Marie s’était efforcée d’amener sa fille à plus de justice :

— Soyez équitable, Isabelle ! Comme à tous ceux qui estiment le chevalier de Courtenay et croient à son innocence, sa condamnation ne peut que paraître affreusement injuste, mais je crois, en conscience, qu’en sauvant sa vie le marquis a fait ce qu’il était possible de faire pour lui en de telles circonstances. Songez qu’ameutée par cette horrible Josefa, la ville entière l’attaquait, réclamant pour Thibaut le châtiment des parricides.

— Ce qu’il pouvait, ma mère ? À mon sens, il eût peut-être mieux valu le garder en prison le temps nécessaire à la découverte du véritable meurtrier.

— Et par quel moyen ?

— Se saisir de l’accusatrice, la bien questionner afin de lui faire cracher la vérité !

— Ma fille ! s’écria l’ex-reine abasourdie par l’impitoyable violence qu’Isabelle laissait transparaître. Êtes-vous en train de me dire qu’il la fallait confier aux tourmenteurs ?

— Pourquoi pas ? Ce genre de femme – et j’ai appris à la connaître – n’est que haine, envie et méchanceté. Elle était la mauvaise conseillère de feue dame Agnès, notre ennemie, et elle exerce à présent ses talents auprès d’Etiennette de Milly qui, certes, n’avait pas besoin d’un surcroît de cruauté, en étant suffisamment pourvue. Qui vous dit qu’elle et Josefa n’ont pas machiné le crime ?

— Je n’en vois pas la raison.

— La raison, c’est mon amour pour Thibaut, cet amour né avec moi je crois bien et dont j’ai compris trop tard qu’il était l’essence même de ma vie. Cet amour que j’ai renié un moment pour ce qui n’était rien d’autre qu’une illusion, mais qui me tient à présent captive du plus fort des enchantements et qui ne s’éteindra jamais, parce que je l’emporterai avec moi dans la mort et même au-delà, jusque dans les nuages où règne notre Dieu Tout-Puissant !

Jamais encore Isabelle n’avait livré son secret, ni surtout révélé la profondeur et la force de celui-ci. En l’écoutant, en contemplant le rayonnement soudain de son visage et de son être tout entier, Marie se sentit envahie par un étrange sentiment d’humilité et d’admiration, comme si l’éblouissante lumière de l’Amour absolu venait d’éclairer la profonde embrasure de fenêtre où elles se trouvaient toutes deux, rejetant les rayons du soleil à l’état d’un simple lumignon. Elle comprenait à présent pourquoi sa fille souffrait tant du sort réservé à celui qu’elle aimait.

— Isabelle, murmura-t-elle, il faut prier !

— Pour qui ? Pour lui, livré sans armure avec ses seules mains nues à tous les dangers, toutes les cruautés des hommes et de la nature dans un pays ravagé par la guerre ? Je ne fais que cela !

— Non. Pour vous, Isabelle ! Pour que le Seigneur vous préserve, vous si belle, de la passion des autres hommes et des contraintes parfois insupportables auxquelles le destin oblige presque toujours celles qui naissent aux marches d’un trône. Et parce que vous seriez plus malheureuse que quiconque.

— À quoi pensez-vous, ma mère ?

— À votre sœur Sibylle qui, depuis des mois, est là-bas devant Acre, dans le tref pourpre de son époux. Le bruit court qu’elle est malade et, avec l’hiver qui vient, son état pourrait empirer. Si elle venait à trépasser, c’est à vous que reviendrait la couronne parce que c’est elle qui a été élue par droit de primogéniture et que Guy de Lusignan est seulement roi consort. Qu’elle disparaisse et l’époux n’est plus rien. C’est vous qui serez tout !