— Peut-être, mais je ne vois pas en quoi j’en serais plus malheureuse. Je suis mariée, il me semble. Si je suis reine, mon époux deviendrait roi comme l’est aujourd’hui Lusignan.
— Lui, roi ? Croyez-vous que les hauts barons et la chevalerie entière qui le méprisent accepteraient de plier le genou devant lui ?
— Il le faudrait bien puisque moi je l’ordonnerais ainsi.
— N’en soyez pas si certaine. Avez-vous donc oublié votre père ? Pour obtenir le royaume auquel cependant sa naissance lui donnait plein droit, il a dû répudier Agnès. Il l’aimait, en avait deux enfants, après quoi il m’a épousée.
— Pour son bonheur, ma mère ! Je sais qu’il vous aimait !
— Pas un instant je n’en ai douté, mais un homme est un homme. Au lit comme au gouvernement il impose sa loi et, si l’épouse ne trouve pas grâce à ses yeux, il peut la délaisser, chercher des compensations. Il n’en va pas de même pour une femme bien que reine : il lui faudrait subir l’époux choisi pour en avoir descendance. Quand on aime comme vous aimez le bâtard, ne serait-ce pas la pire épreuve ?
— Si cruelle que je ne veux pas y penser ! Si je devais succéder à Sibylle, ou bien j’imposerais Onfroi comme elle a imposé Guy, ou bien je refuserais la couronne !
— Je ne pense pas que vous en auriez le droit. Parce que régner serait votre devoir !
Sibylle mourut en octobre 1190, victime d’une de ces épidémies qui s’abattaient avec une sorte de régularité sur le camp devant Acre devenu pléthorique. Trop de gens s’y entassaient, plus ou moins aptes à supporter le climat. Trop de ribaudes aussi, arrivées d’un peu partout pour profiter des richesses apportées par les croisés venus d’Occident. Les plus belles étaient parfois les plus dangereuses parce qu’elles portaient en elles des maladies, des virus récoltés ici ou là et qu’elles propageaient au plus grand nombre. En outre, les vivres commençaient à manquer et les tentatives pour desserrer l’étau établi par Saladin s’avéraient infructueuses. Enfin, avec l’automne, les pluies si bénéfiques d’habitude se firent catastrophiques.
La jeune reine de trente ans s’éteignit un soir à l’heure où derrière les remparts de la ville assiégée s’élevait l’appel des muezzins à la prière du soir. L’évêque d’Acre qui prononçait alors les prières pour que Dieu soit clément à cette âme égoïste et légère éleva la voix pour étouffer celle des infidèles. Ceux qui, à genoux, emplissaient le fragile palais de soie pourpre y ajoutèrent la leur avec plus de colère que de piété. Au pied du lit habillé d’azur où s’étalait, vainement sensuel, l’or d’une chevelure dénouée, Guy de Lusignan, le visage pressé contre les pieds de sa femme, sanglotait à fendre l’âme, indifférent à ce qui se passait autour de lui. Il resta là même quand tous sortirent pour permettre aux suivantes de la reine de procéder à la toilette funèbre, inconscient des chuchotements qui s’élevaient déjà parmi les barons et les chefs de guerre réunis par force.
Quelqu’un dit – et c’était Simon de Tibériade, l’époux d’Ermengarde d’Ibelin :
— La reine Sibylle est morte. Vive la reine Isabelle !
Et comme le comte de Dreux s’étonnait, faisant observer que le roi Guy, lui, vivait toujours, on lui expliqua que Sibylle n’était pas l’épouse du roi mais la reine couronnée, et que Lusignan sans elle n’était plus rien. Le Connétable Amaury qui écoutait, l’œil sombre et les bras croisés, fit observer que c’était Guy et non Isabelle qui était venu assiéger Acre et qu’il méritait bien de garder la couronne. Les barons du pays lui opposèrent alors les lois du royaume. Et il dit :
— Que vous n’aimiez pas Guy peut se comprendre, car il a eu de grands torts dont il s’est bien repenti, mais songez qui est à cette heure l’époux d’Isabelle de Jérusalem. Allez-vous détrôner Guy pour mettre à sa place Onfroi de Toron qui a peur de son ombre et ira se cacher en criant « au secours » plutôt que se laisser porter au trône ? Nous avons besoin d’un vrai chef.
— Ce n’est pas votre frère, riposta Tibériade. Sans vous il ne serait pas ici. Quant à Isabelle, il lui sera facile de répudier Onfroi. Il y a, dans Tyr, l’homme qu’il-nous faut. Avec lui nous aurons une nouvelle dynastie forte et déterminée.
Et au matin, tandis que le deuil s’étendait sur le camp et le respectueux silence ordonné par Saladin sur celui des Musulmans, un navire portant l’évêque d’Acre et les plus hauts barons du royaume anéanti fit voile vers la vieille capitale phénicienne.
La nouvelle y était déjà connue. Si Montferrat, l’œil étincelant sous la paupière qui s’efforçait de le voiler, attendait la délégation au port, en compagnie de Balian d’Ibelin, Isabelle, enfermée dans la chapelle avec sa mère, implorait le ciel d’écarter d’elle cette couronne qu’elle redoutait comme un calice empoisonné et refusait les douces représentations de Marie qui ne savait trop si elle devait se réjouir ou se désoler d’avoir eu raison si vite.
Elle ne put cependant éviter de laisser ouvrir les portes du petit sanctuaire devant l’archevêque et de plier le genou pour baiser l’anneau de la main dont il traça sur elle le signe de bénédiction. Elle l’écouta ensuite avec un calme apparent déplorer la mort de Sibylle et lui faire part de son élévation au trône qui avait été celui de son père et de son frère. Mais, quand il en vint à l’obligation pour elle de se séparer d’Onfroi de Toron, la jeune femme s’insurgea :
— Faites-vous si bon marché du mariage, monseigneur ? J’ai été unie à mon époux devant Dieu et devant les hommes, et dûment bénie en la chapelle du Krak de Moab. Ce sont liens sacrés que l’homme, fût-il roi, ne saurait rompre.
— Sauf dans certains cas. Une reine se doit d’assurer sa descendance. C’est chose primordiale aux yeux de l’Église. Or, mariée depuis sept ans, vous n’avez toujours pas d’enfant.
— Peut-être n’est-ce pas la faute de sire Onfroi ? Peut-être est-ce la mienne ?
Elle était prête à se charger de tous les torts, de toutes les fautes même, pour éviter un divorce qui la livrerait à Conrad de Montferrat. Elle en avait peur et l’idée de ce qui l’attendrait au soir de ses noces la révulsait. Aussi entendait-elle s’accrocher à Onfroi parce qu’il était le seul rempart entre elle et la concupiscence tellement évidente du marquis. Incapable de cruauté, son amour était comme un cours d’eau tranquille, devenu sans surprise avec le temps et à l’abri duquel ce grand amour qui lui brûlait le cœur pouvait vivre caché comme le feu sous la cendre. Cependant l’archevêque Etienne la reprenait en souriant :
— Madame ! Les femmes de votre auguste famille sont fécondes ! Il n’y a aucune raison pour qu’il n’en soit pas de même pour vous. La faute, si faute il y a en cette matière où Dieu et la nature commandent, ne saurait être imputée qu’à sire Onfroi !
— Et cependant je le garderai ! Je refuse de m’en séparer et, puisque seule la couronne m’y contraint, je refuse la couronne ! Si vous et les barons du royaume tenez tellement à prendre le marquis de Montferrat comme souverain, eh bien prenez-le !
— Un changement de dynastie sans aucun lien avec celle qui règne depuis le début ? Personne ne l’acceptera.
— Vraiment ? N’y a-t-il jamais eu de précédent ? Quand mon grand-père Foulque d’Anjou est devenu roi, il arrivait droit d’Occident et il était un Plantagenêt…
— Mais il épousait Mélisende de Jérusalem et la chaîne n’était pas rompue. Vous le savez très bien, madame, et je vous demande en grâce de réfléchir encore… au nom de votre peuple et du Dieu Tout-Puissant. Il est bien d’aimer son époux mais, quand on est reine, c’est le trône et ceux qui en dépendent qui doivent l’emporter.