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L’hiver que l’on entamait fut cruel avec ses pluies, ses froidures, ses maladies et chacun en eut sa part ; les moins atteints peut-être étaient ceux d’Acre qui avaient des maisons pour se protéger, mais dans les deux villes de toile on eut à souffrir. De plus, les combats continuaient, ajoutant des morts, des blessés. Les croisés surtout avaient fort à faire. Par deux fois, le chevalier fantôme reparut, toujours à des instants critiques, semant encore la terreur chez les Musulmans. Au dernier passage, Saladin lança des hommes à sa poursuite, sans succès : il se fondit comme l’apparition qu’il était dans les bois noyés de brume qui escaladaient les hautes collines…

Dès lors on ne le revit plus. D’ailleurs, de vigoureux secours arrivaient…

Au premier jour du printemps, la mer se couvrit de nefs aux couleurs de France. Philippe II que l’on appelait déjà « Auguste » amenait le duc de Bourgogne, Hugues III, une belle armée et aussi Philippe d’Alsace, ce comte de Flandre dont Baudouin IV avait eu à se plaindre et qui, plus âgé, plus sage et repentant, venait enfin mettre ses forces au service de la Terre Sainte.

Du flanc de ses navires, Philippe sortit les éléments de puissantes machines de siège et s’en alla planter son tref bleu aux fleurs de lys d’or en face de la Tour Maudite, l’endroit le mieux défendu de la ville et qui portait bien son nom. Devant, ses ingénieurs installèrent une gigantesque pierrière nommée « Male Voisine » qui entreprit de faire pleuvoir sur la muraille d’énormes blocs de rochers. Pour s’en défendre, les assiégés en hissèrent une autre sur le rempart, qui fit quelques dégâts dans le camp français sans pour autant entamer la bonne humeur qui y régnait. On baptisa la catapulte « Male Cousine » et on continua l’ouvrage de bon cœur comme si de rien n’était.

Entre le roi et Montferrat l’entente se fit sans peine. D’intelligence froide et de sens politique avisé, le Capétien qui, à vingt-six ans, avait déjà fait sentir à ses grands vassaux le poids de sa volonté trouvait des correspondances dans cet homme avide de puissance, possédant les moyens intellectuels de se la procurer. En outre, marié à l’héritière de Jérusalem, celui-ci lui semblait l’interlocuteur le plus indiqué.

Du reste, son compétiteur avait momentanément disparu. En effet, si Philippe arrivait tellement plus tôt que Richard d’Angleterre, c’est que celui-ci, parti quelques jours après lui de Messine où tous deux avaient passé l’hiver, avait vu le navire portant sa sœur et sa jeune épousée Bérengère de Navarre jeté par la tempête sur les côtes de l’île de Chypre. Celle-ci appartenait alors à un prince byzantin, Isaac Comnène, hostile aux Francs et entretenant d’ailleurs quelques relations avec Saladin.

L’accueil réservé à ses navires échoués s’étant montré hostile, Richard fit débarquer son armée, tomba à bras raccourcis sur Isaac qu’il battit à Tremithoussia, le fit prisonnier et entra en maître dans sa capitale de Nicosie, ce qui faisait tomber l’île tout entière dans sa main… Apprenant les faits, Guy de Lusignan s’embarqua aussitôt pour Chypre afin d’exposer son cas à Richard et le prévenir contre Conrad de Montferrat et ses tenants. Il y réussit pleinement. Séduit par sa prestance et sa beauté, Richard s’enthousiasma pour lui et lui promit son appui plein et entier. Il était ainsi avec lui. Richard passait de la plus noire fureur à des emballements d’adolescent et c’était là, avec un sens politique à peu près nul, le talon d’Achille de cet homme d’une folle bravoure, de ce guerrier fabuleux, sans doute le plus grand soldat de son temps.

Quand les lions d’Angleterre vinrent rejoindre les lys de France devant Acre, il fallut toute la diplomatie de Philippe Auguste pour que ce siège commun que l’on devait mener ne tourne pas à la querelle dynastique, tant Richard mit d’arrogance à faire savoir qu’il entendait soutenir les droits de Guy envers et contre tous. Diplomatie d’autant plus méritoire que les relations des deux hommes n’étaient pas des meilleures. Jadis amicales et même chaleureuses quand Richard, fuyant les colères de son père Henry II, séjournait à la cour de France, elles s’étaient détériorées dès que Richard s’était assis sur le trône de Henry. Il se retrouvait duc de Normandie, devant l’hommage à un roi fermement décidé à défendre l’intégrité de son royaume tout en visant à lui donner le maximum de frontières possible. En outre, Richard, fiancé à Alix de France depuis de longues années (la jeune fille avait été élevée à la cour anglaise), avait refusé de l’épouser pour la raison bien compréhensible qu’elle était devenue – par force sans doute ! – la maîtresse de son père Hemy, qui s’était pris pour elle d’une passion violente. Qu’on lui eût rendu sa sœur, Philippe pouvait le comprendre, mais tandis que l’on hivernait à Messine, il avait émis l’idée d’épouser lui-même Jeanne, sœur de Richard et veuve du roi de Sicile. Sans vouloir considérer ce qu’une telle union pouvait avoir de bénéfique pour les deux pays, Richard refusa brutalement. Philippe se le tint pour dit et quitta Messine, emportant l’idée de faire payer un jour cet affront à son ancien ami. Et la déclaration intempestive de Richard l’ancra plus solidement dans l’idée de se faire le champion d’Isabelle, de Conrad et des barons locaux. Richard avait peut-être des liens de parenté avec les Lusignan, mais lui en avait avec Montferrat. Il eut la sagesse de ne répondre à cette provocation que par une simple phrase :

— Prenons d’abord Acre, nous verrons ensuite !

Et il retourna à son pilonnage de murailles qui commençait à porter ses fruits tandis que Richard allait prendre position à l’opposé en face de la tour des Mouches, un ouvrage avancé sur la mer. Incontestablement, leur double arrivée galvanisait l’armée disparate dans laquelle les assauts de Saladin d’une part, les flèches et les pots de naphte des assiégés d’autre part avaient fait des coupes claires, encore aggravées par les épidémies. Celle de Philippe avait donné la première impulsion, celle du Cœur de Lion porté par sa réputation acheva de relever les courages.

Le 2 juillet « Male Voisine » ouvrait enfin une brèche près de la Tour Maudite et Philippe qui, debout près de sa catapulte, tirait à l’arbalète comme un simple homme d’armes donna l’ordre de monter à l’assaut et s’élança lui-même, mais ne put dévaler dans la ville. Saladin en personne lançait un assaut contre lui et il dut se retourner pour le repousser. Dans Acre le découragement s’installait : les assiégés, au moyen d’un pigeon voyageur, firent savoir au sultan qu’ils étaient à bout de souffle et ne pourraient plus tenir longtemps. Aussitôt Saladin envoya une nouvelle attaque qui ne put aboutir. Pendant ce temps Philippe Auguste reprenait l’assaut de la Tour Maudite, mené cette fois par Aubri Clément, maréchal de France, qui avait juré de prendre Acre ou de mourir. Mais le poids des soldats sur les échelles appliquées contre la brèche était trop lourd. Elles se brisèrent et Aubri Clément fut tué sous les yeux de son jeune roi que les larmes brouillaient.

Cependant Acre était frappée à mort. Le 11 juillet, après une charge furieuse menée par les Anglais, la ville demanda grâce et le lendemain elle capitulait. Des hauteurs où était placée sa grande tente jaune, Saladin put voir tomber les étendards de l’Islam qu’un guerrier remplaçait aussitôt par ceux des rois chrétiens. Ce guerrier, c’était Conrad de Montferrat…

Cependant il ne leva pas le camp. Il lui fallait racheter la vie de ces quelque trois mille hommes survivants qui, durant plus de deux ans, lui avaient conservé Acre et qui, à présent, étaient parqués dans le quartier des vainqueurs, attendant que l’on décide de leur sort après que l’on eut salué en eux de véritables héros.