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Les termes de la rançon furent dictés par Richard. La chaleur torride de l’été qui exaltait les puanteurs de tous ces cadavres que l’on ne savait plus où enterrer, les miasmes de la maladie que la mort traînait après elle venaient d’avoir raison de Philippe. Atteint d’une fièvre qui le faisait transpirer et claquer des dents avant de faire peler son grand corps, il dut rester sous sa tente pendant plusieurs jours. Richard, malade aussi mais moins gravement, en profita pour se conduire en chef incontesté de la croisade. Insolent, arrogant même en face de ses compagnons d’armes, son orgueil le poussait à des gestes regrettables : après que Montferrat eut planté sur Acre les bannières des rois, le duc Léopold d’Autriche, comme c’était son droit en tant que prince souverain, y fit ajouter la sienne… que Richard fit publiquement arracher et jeter dans les latrines(31).

La rançon que demanda le roi anglais était énorme : deux cent mille dinars d’or, la libération de deux mille cinq cents prisonniers francs et la restitution de la Vraie Croix.

Bien que malade, Philippe ne perdait tout de même pas de vue les intérêts de son candidat et de celle qu’il tenait pour vraie reine de Jérusalem, même s’il ne l’avait jamais vue. Isabelle, en effet, approchait de son terme et ne pouvait quitter Tyr cependant que Philippe ne pouvait quitter Acre. Soutenu par les barons autochtones, il batailla de son mieux contre Richard. Deux camps s’étaient formés, prêts à en venir aux mains. Il fallait trouver une solution. Le camp anglais était de beaucoup celui qui avait le moins souffert du siège et de ses suites. Il jouait sans pudeur de la popularité de Richard auprès des troupes et imposa sa façon de voir : Guy de Lusignan restait roi de Jérusalem. Philippe Auguste retrouva assez de forces pour l’obliger à un compromis : Conrad de Montferrat succéderait à Guy de Lusignan lorsque celui-ci mourrait. Ce qui n’était pas un grand cadeau, car Guy n’avait que trente-cinq ans, alors que Conrad en avait quarante, mais en ces temps difficiles ce n’était pas toujours le plus vieux qui mourait le premier.

L’affaire réglée, Philippe Auguste annonça son départ. Ce fut un tollé chez les Anglais qui le taxèrent de désertion. Montferrat et ses partisans, tout en déplorant ce départ, comprirent. Le roi de France n’était pas guéri de sa mauvaise fièvre. Il ne voulait pas, si jeune et alors que son beau royaume avait tant besoin de lui, laisser ses os à une terre qui, à ses yeux, n’était plus si sainte. Cependant, pour la gloire de Dieu il se comporta en grand prince, laissant l’armée qu’il avait amenée poursuivre la reconquête sous le commandement du duc de Bourgogne. Le 3 août, la nef royale quittait ce qui était redevenu Saint-Jean-d’Acre et faisait voile vers l’Occident. Le jour même, dans sa chambre du château de Tyr, Isabelle donnait le jour à une petite fille qu’elle appela Marie…

Philippe Auguste n’avait même pas attendu la réponse de Saladin concernant le rachat des prisonniers. Il est vrai que cette réponse se faisait attendre, mais les autochtones n’y voyaient rien d’extraordinaire, habitués qu’ils étaient, autant dire de naissance, à l’art de mener les affaires en Orient. Saladin qui était d’une extrême générosité était prêt à payer très cher la vie des preux qui avaient défendu Acre, mais il s’abandonnait volontiers aux rites du marchandage. Ce que ne supporta pas l’arrogant Richard et c’est en cela que résida le tort de Philippe : le laisser maître du terrain. Lui présent, il se fût opposé de toute son autorité au crime que perpétra le Cœur de Lion. Son orgueil ne s’accommodait pas des usages orientaux : il crut qu’on voulait le jouer et qu’à tout le moins Saladin se moquait de lui. Le 20 août, il fit rassembler les trois mille guerriers devant les murs de la ville et ordonna que l’on égorge « toute cette chiennaille » !

Ce furent les captifs francs qui firent les frais de cette boucherie et payèrent de leurs vies les violences irréfléchies du roi d’Angleterre. Saladin fit savoir que désormais il ne ferait plus de prisonniers. Quant à la Vraie Croix, elle fut renvoyée à Damas et jetée dans un débarras. Attitude étonnante de la part des musulmans qui reconnaissaient un prophète dans le Christ. Thibaut de Courtenay aurait pu donner sur ce point une opinion éclairée.

Cependant, une sorte de génie de la guerre habitait le Cœur de Lion, à défaut de sens politique sérieux. Il ne voulait pas rentrer sur une victoire qui n’appartenait pas à lui seul et il décida la reconquête du royaume. Arrachant presque de force les troupes aux délices d’Acre (la ville qui avait failli mourir de soif s’était rattrapée), il mit l’armée en marche vers le sud. Une armée qui marchait en bon ordre, car le duc de Bourgogne et les autres princes étaient convenus de lui laisser, comme au plus capable, la direction des opérations.

Hospitaliers et Templiers suivaient eux aussi. Ces derniers, déconsidérés depuis les agissements de Gérard de Ridefort en dépit de sa mort sous les murs d’Acre, et très diminués en nombre, étaient reconnaissants à Richard de leur avoir donné un nouveau Maître en la personne de son ami Robert de Sablé, qu’il aimait fort parce que c’était, comme lui, un « trouvère » aimant à chanter et à composer des chansons. Il avait été deux fois marié, laissant en Europe un fils et deux filles, et ne prononça d’ailleurs ses vœux qu’à son arrivée à Acre. Mais sa renommée de sagesse, de vaillance et de « prud’homie » était grande et les Templiers, dont il ne restait guère, l’accueillirent avec immense joie. Il sut en outre, dans la campagne qui commençait, garder discipline et discrétion afin que fussent oubliées au plus vite les erreurs passées. Comme naguère on les mit à l’avant-garde. Les Hospitaliers, encore très puissants sous la houlette de Garnier de Naplouse, qui gardaient le fort château de Margat et surtout l’imprenable Krak des Chevaliers dans les monts du Liban, assuraient pour leur part l’arrière-garde.

On partit le 23 pour longer la côte en direction du sud. Une route malaisée sous un soleil de plomb ; les buissons et les herbes montaient si haut qu’ils fouettaient les piétons au visage et agaçaient les naseaux des chevaux. Il fallait aussi subir les attaques rapides des mamelouks de Saladin qui les attaquaient sans aller jusqu’à la bataille rangée, leur imposant une pénible guerre de harcèlement. Les Turcs suivaient de l’intérieur des terres le cheminement qu’accompagnaient sur mer les navires croisés. La situation dura jusqu’au 7 septembre où enfin, près d’Arsuf, le combat s’engagea.

Les Francs y brisèrent la résistance de Saladin et s’ouvrirent la route de Jaffa, où ils trouvèrent la ville en ruine, mais aussi des arbres portant des fruits en grande quantité : grenades, raisins, figues et olives s’offraient à eux cependant que la flotte ancrée dans le port les ravitaillait de son côté. Saladin, lui, se retira dans Jérusalem après avoir démantelé les forteresses d’alentour et pratiqué la terre brûlée. Richard alors s’arrêta sur place, dans l’agréable plaine de Sharon, et y resta quatre mois, hésitant à engager l’armée dans cette suite de montagnes arides et de défilés étroits derrière laquelle se trouvait Jérusalem. Le spectre de Hattin dont il s’était fait conter et conter encore les péripéties hantait ses nuits. En outre, il n’avait pas su se concilier les Français que commandait le duc de Bourgogne et ses propres troupes commençaient à trouver le temps long. Certes Guy de Lusignan ne le quittait pas d’une semelle mais il avait fallu bien peu de temps à Richard pour juger la valeur réelle de cet homme trop beau. Il avait vu venir aussi Onfroi de Toron que l’espoir de revoir son épouse conduisait vers lui. Quant à Conrad de Montferrat, mécontent de s’être retrouvé simple héritier, il boudait, enfermé dans Tyr… avec Isabelle !