Or la victoire était loin de s’annoncer. L’armée croisée, en dépit de sa belle victoire d’Arsuf, se laissait aller au découragement dans les environs de Jaffa où elle s’attardait. En fait, elle avait épuisé devant Acre une part de son enthousiasme. Par deux fois elle fit mouvement et s’approcha à cinq lieues de Jérusalem qu’elle put apercevoir et l’émotion fut alors à son comble, comme au temps de la première croisade quand Godefroi de Bouillon et les siens arrivèrent en vue de la Ville sainte. Mais les temps avaient changé. Saladin en personne était dans la cité dont il avait augmenté les défenses et, pour empêcher les Francs de s’installer aux abords, il en avait fait un désert. Après quelques brillants faits d’armes nés d’engagements sporadiques, Richard Cœur de Lion écouta les conseils des Hospitaliers et des Templiers, de ses barons aussi, et il entama des négociations avec Saladin. Démesuré en toutes choses comme d’habitude, il alla jusqu’à proposer sa sœur Jeanne – qu’il avait refusée à Philippe de France – en mariage à Malik al-Adil, le frère du sultan, avec l’idée que le couple pourrait régner sur Jérusalem : ainsi les musulmans maintiendraient leur domination, tout en accordant aux chrétiens non seulement l’accès facile aux Lieux saints, mais encore des privilèges assez étendus.
Pour les barons de la Terre Sainte, cette proposition constituait un outrage : ce roi qui avait juré de reconquérir le Saint-Sépulcre choisissait donc de mêler son sang à celui de l’ennemi, de l’homme qui s’était emparé de Jérusalem et en avait abattu les croix ? Heureusement pour Richard, le projet avorta très vite : Jeanne refusa formellement de donner sa main à un musulman.
— Je suis veuve d’un roi, fille d’un roi, et vous voulez faire de moi la femme d’un infidèle dont le harem est sans doute tout bien pourvu, alors que vous m’avez refusée au roi de France ? Sire mon frère, je crois que vous perdez la tête ! Jamais, vous entendez ? Jamais !
Vint alors ce mois d’avril 1192 dont les conséquences allaient peser de si étrange façon sur la vie d’Isabelle.
Devant le mécontentement grandissant des barons – provoqué par sa bizarre idée de mariage – auxquels se joignaient les chefs croisés comme Hugues de Bourgogne, Richard ordonna leur rassemblement à Ascalon qu’il avait reconquise et dont il faisait restaurer les remparts. Là il leur demanda de trancher une fois pour toutes le différend entre Guy de Lusignan et Conrad de Montferrat. Lequel de ces deux hommes voulaient-ils pour chef ?
La réponse ne le surprit pas vraiment : il avait depuis longtemps perdu ses illusions – en admettant qu’il en ait jamais eu – sur la valeur de son candidat. Conrad de Montferrat fut élu par acclamations à la quasi-unanimité de l’assemblée : il devenait le roi Conrad Ier de Jérusalem. Une ambassade fut envoyée à Tyr pour lui porter la nouvelle et l’inviter à prendre toutes dispositions en vue de son couronnement qui aurait lieu à Saint-Jean-d’Acre…
Dans Tyr illuminée jusqu’aux remparts et aux mâts des navires pavoisés qui dansaient dans le port comme on dansait sur les places, le nouveau roi goûtait son triomphe, tel le nectar des dieux. Enfin sa cause avait vaincu, enfin sa valeur était reconnue, et peu lui importait que l’Anglais qui se croyait le maître y eût été contraint ! Ce qui comptait, c’était le résultat : tous ses pairs enfin d’accord lui remettaient les destinées de ce royaume ramassé à bout de bras au bord du gouffre, comme on retient quelqu’un en train de se noyer. Conscient de ce qu’il valait – « l’homme le plus capable pour sa prudence et sa bravoure » – il se sentait de taille à incarner l’immense espérance de cette terre chrétienne qui se donnait à lui.
— Je rebâtirai le royaume de vos pères, ma mie, dit-il avec beaucoup de gravité à Isabelle qui l’observait, étendue dans le lit tendu de courtines pourpres. J’y consacrerai toute mon énergie, tous mes soins parce que j’ai appris à aimer cette terre qui est vôtre par droit de naissance. De cela je fais serment, à vous comme je le ferai à Dieu quand l’archevêque posera la couronne sur ma tête. Ensemble, si vous le voulez, nous accomplirons de grandes choses pour la plus grande gloire de Dieu et le bien de nos sujets !
Tout en parlant, il quitta la profonde embrasure de la fenêtre d’où il contemplait la liesse de sa ville, et revint vers le lit devant lequel il s’agenouilla, dardant son œil d’aigle au fond des prunelles bleues de sa jeune épouse.
— Notre mariage, soupira-t-il, ne vous a pas donné le bonheur. Je sais que vous ne m’aimez pas, que vous ne m’aimerez sans doute jamais et je le déplore, car moi je vous aime. À ma façon sans doute, qui n’est pas la vôtre. Mais… je voudrais au moins conquérir votre estime et qu’à défaut de bonheur, vous ayez la fierté d’être ma reine. Je vous offre un grand destin. Voulez-vous l’accepter en toute confiance et en toute loyauté ?
Un moment Isabelle garda le silence, dévisageant cet homme qu’elle avait détesté d’instinct sans soupçonner que derrière son implacable dureté et cet orgueil qui le rendait odieux, il y avait un sincère, un profond désir de grandeur. Elle découvrait un avenir possible dès l’instant où elle s’efforcerait de faire taire son cœur : elle comprenait à cette heure qu’elle n’aurait plus le droit de l’écouter, sauf pour ses enfants : la petite Marie… et celui qui s’annonçait. Avec un sourire mélancolique, elle tendit ses mains à Conrad :
— Soyez assuré, sire mon époux, que je vous serai loyale et toujours prête à œuvrer à vos côtés, dans votre obéissance, au bénéfice de nos peuples et de leur avenir. Pour nos enfants aussi. Peut-être aurons-nous à l’automne ce fils que vous désirez tant !
— Vous êtes enceinte ? C’est vrai ?
— Le doute, je crois, n’est pas possible. Je le sais depuis ce matin.
Montferrat enfouit alors son visage dans les douces paumes qu’il tenait toujours :
— Merci ! murmura-t-il. Merci, ma douce reine, pour cette belle joie que vous me donnez !
Dans ses mains, Isabelle sentit couler les larmes de cet homme de fer.
On activait les préparatifs du sacre : c’était, entre Tyr et Acre, un perpétuel va-et-vient. Conrad avait déjà fait deux fois le voyage pour veiller aux ornements de la cathédrale et des logis qui seraient attribués aux grands de la nouvelle cour et aux nobles invités, puisque Richard lui-même serait présent avec les principaux chefs de la croisade.
Ce soir-là – c’était le 28 avril, l’avant-veille du départ – Isabelle, un peu lasse d’être restée debout presque toute la journée pour essayer ses atours de reine, se rendit aux bains et s’y attarda longuement, oubliant même l’heure du souper. Tant et si bien que son époux, impatienté mais indulgent, lui fit dire par Helvis qu’elle continue à se baigner aussi longtemps qu’elle en aurait envie. Lui-même allait se rendre à l’hôtel de l’évêque de Beauvais, avec lequel il avait noué amitié depuis le siège d’Acre, pour lui demander à souper.
Les hommes d’Église n’attiraient pas spécialement l’ex-marquis de Montferrat, mais celui-là n’était vraiment pas comme les autres. Philippe de Dreux, frère du comte Robert II et petit-fils du roi de France Louis VI le Gros, était un prélat peu ordinaire. Ce bel homme de trente-neuf ans, batailleur et doté d’une incroyable vitalité, devait à son statut de cadet d’avoir été ensoutané, encore qu’il portât rarement les habits de sa fonction, leur préférant de beaucoup le haubert et la cotte d’armes. Pair de France, ayant reçu l’onction à Reims, il était l’un de ces évêques casqués dont l’époque a fourni plus d’un exemple et qui, sans manquer à leurs devoirs religieux, poussés même par une foi profonde, pouvaient accommoder l’enseignement du Christ à leur façon et ne voyaient aucun inconvénient à en découdre contre l’infidèle quand l’occasion s’en présentait. La Terre Sainte n’était pas pour lui une inconnue.