À vingt-cinq ans, en 1178, il était parti en croisade par enthousiasme après avoir appris l’éclatante victoire du roi lépreux à Montgisard. Mais Jérusalem n’avait guère eu le temps de l’admirer car, à peine arrivé, il avait été fait prisonnier au combat de Panéas et envoyé, Dieu sait pourquoi, en captivité à Babylone, emmené par un émir tout heureux d’une si belle prise. Il n’y resta pas très longtemps, ayant les moyens de payer la belle rançon demandée, et il rentra en France.
La grande pitié du royaume de Jérusalem et le siège d’Acre l’avaient ramené à la guerre mais, après le départ de Philippe Auguste, il s’était refusé à reconnaître pour son chef un roi d’Angleterre qu’il détestait cordialement. Comme à peu près tout ce qui était anglais. En foi de quoi, il s’était installé chez son ami Montferrat pour attendre la suite des événements.
— Il n’ira pas jusqu’à Jérusalem, prophétisait-il. Tout ce qu’il veut, c’est démontrer à tous et à Saladin en particulier qu’il est le seul adversaire à sa taille.
L’intronisation de Montferrat le comblait d’aise parce qu’elle contrariait Richard. Ce soir-là, les deux amis trinquèrent joyeusement à l’événement qui se préparait, mais ne prolongèrent pas la soirée trop tard. Le lendemain on partait pour Acre.
Philippe ne raccompagna pas Conrad : la distance était courte entre sa demeure et le château. Conrad était venu à pied, en voisin. En outre, il aimait à se promener seul dans les rues de Tyr et cette nuit de printemps était tiède et claire comme une nuit d’été. Soudain, deux hommes d’apparence débonnaire s’approchèrent de lui et lui tendirent un placet qu’il accueillit sans méfiance, prêt à accorder toutes les faveurs, toutes les permissions tant il était heureux. Mais, tandis qu’il le lisait, l’un des deux hommes lui plongea un poignard dans la poitrine. Un seul cri et Montferrat s’écroulait, frappé à mort, tandis que s’enfuyaient les meurtriers.
Quelqu’un avait vu le crime. Il donna l’alerte et les assassins furent pris avant d’avoir pu gagner un refuge quelconque, en admettant qu’ils en eussent un. En effet, ils se laissèrent arrêter sans opposer de résistance et avec une indifférence au sort qui les attendait telle que Balian d’Ibelin, devant qui on les mena, les identifia sans avoir besoin de recourir à la question. Ces hommes étaient ce que l’on appelait des Haschischins(32), dont le maître était ce personnage quasi fantastique, étrange et redoutable que l’on appelait le Vieux de la Montagne et dont la réputation, auréolée de légendes, inspirait une crainte à peu près universelle en Orient.
Il y avait un siècle environ qu’en Perse zoroastrienne, était apparu un ordre ismaélien professant que Dieu, inaccessible à la pensée, ne peut se manifester que par la raison universelle. Il avait pris naissance à Alamout, une forteresse impénétrable, sauf pour les aigles, dans les montagnes de Roudbar. Le maître en était alors un prophète visionnaire, Hassan Sabbah, qui s’était voué à une lutte sans merci contre l’islam orthodoxe. Devant Alep, dans les débuts de son règne, Saladin échappa de justesse au poignard de ses sicaires. L’ordre, en effet, s’était déplacé d’Iran en Syrie, emmené par l’enfant dont Hassan Sabbah avait fait son disciple. De ses nouveaux repaires des monts Ansarieh, Rachid ed-din-Sinan, le nouveau Vieux de la Montagne, pouvait lâcher à son gré sur les royaumes ses fidèles fanatisés à l’aide du haschich.
« Le Vieil gardait en sa cour royale des jeunes gens de sa contrée, de douze à vingt ans, qui voulaient être des hommes d’armes. Il leur faisait boire un breuvage qui les endormait aussitôt, puis les faisait porter dans son jardin. Ils s’y voyaient alors en si beau lieu qu’ils pensaient être vraiment en Paradis. Les dames et les demoiselles les satisfont tout le jour à leur volonté de telle manière qu’ayant tout ce qu’ils veulent jamais ils ne sortiraient de là de leur propre vouloir… Et quand le Vieil veut faire occire un grand seigneur, il leur dit : “Allez et tuez telle personne et quand vous reviendrez je vous ferai porter par mes anges qu’ils vous ramènent en Paradis…” Aussi faisaient-ils à son commandement sans craindre aucun péril dans le désir qu’ils avaient de retourner en Paradis. Et par cette manière le Vieil faisait occire tous ceux qu’il leur commandait(33)… »
C’était cet homme qui venait de faire « assassiner » Conrad de Montferrat…
Philippe de Dreux vint en personne annoncer à Isabelle ce qui, pour le royaume en voie de reconstruction, était une véritable catastrophe. Il lui dit aussi d’où venait le coup et elle ne comprit pas, car à premier examen ce meurtre justement était incompréhensible :
— Le Vieux de la Montagne est l’ennemi de Saladin et comme tel ne peut être celui de mon seigneur époux. Je sais que, jadis, mon père vénéré, le roi Amaury Ier, entretenait avec lui des rapports quasi amicaux et que monseigneur Guillaume de Tyr parlait de lui avec estime. Alors pourquoi ce crime ?
— J’ai peur, soupira l’évêque de Beauvais, d’une raison assez sordide. Il y a quelque temps, Montferrat a fait saisir, vider de sa cargaison et couler un gros navire marchand appartenant au Vieux. Par deux fois, celui-ci a réclamé le bateau, son chargement et l’équipage – ou tout au moins un dédommagement –, mais votre époux n’a pas cru que cet homme, dans lequel il voyait surtout une légende, pouvait être dangereux. Il a accueilli ses demandes d’un haussement d’épaules. Ce n’est pas à vous que j’apprendrai quel caractère entier était le sien.
— Je sais. Lorsque la colère s’emparait de lui, elle pouvait obscurcir son jugement par ailleurs clair et sagace. C’est parce que l’on m’avait appris quel grand roi il pouvait devenir que j’avais accepté de l’épouser. Et à présent, ajouta-t-elle avec un sourire amer, vais-je devoir régner seule, moi qui n’entends rien à la politique ? Ou bien la couronne va-t-elle retourner à Guy de Lusignan que ce crime doit réjouir fort ?
— Cette hypothèse est exclue, madame. L’assemblée des barons ne veut plus entendre parler de lui.
— Alors ?
Philippe de Dreux ne possédait pas la réponse à cette dernière question. Pas davantage Balian d’Ibelin ni personne dans l’entourage de la jeune veuve. Il fallut l’attendre cinq jours, le temps de procéder aux funérailles de Conrad, roi de nom pendant si peu de temps. Au milieu d’un grand concours de peuple affligé et inquiet de son devenir, Isabelle suivit, sous les voiles du deuil, le cortège funèbre à travers une ville tendue de noir jusqu’à l’église Sainte-Croix, où son époux allait reposer. Elle n’éprouvait pas de chagrin : elle avait trop détesté Conrad pour se donner l’hypocrisie de le pleurer ; le grand voile tombant de son chapel noir cachait un visage sec, mais pâle à cause de l’angoisse qui la tourmentait. L’enfant qu’elle portait en elle, quel avenir serait le sien ? Lui laisserait-on seulement le temps de vivre si c’était un mâle ? Ou bien disparaîtrait-il au bout d’une poignée de mois, comme le petit Bauduinet dont l’existence gênait ? Qui cet enfant-là gênerait-il, en dehors de Lusignan dont on lui assurait qu’il n’était plus à craindre ? Le vieux marquis de Montferrat avait eu deux autres fils en plus de Conrad et de Guillaume, père de Bauduinet. Il y avait Boniface, l’aîné, et Renier. L’un d’eux chercherait-il à s’approprier le fragile héritage ? Toutes ces interrogations ne menaient à rien, mais avaient quelque chose d’affolant.