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Montferrat était en terre depuis la veille quand des nefs de guerre franchirent les tours du port. Au mât de celle qui venait en tête, les lions d’Angleterre, or sur champ de gueules, dansaient dans le vent du matin…

Un moment plus tard, dans la grande salle du château où l’aigle de Montferrat portait crêpe noir, Richard s’avançait à grands pas vers Isabelle qui l’attendait dans le fauteuil royal près duquel se tenaient sa mère, toujours belle mais que l’âge faisait plus imposante, et ses deux sœurs Helvis de Sidon et Marguerite promise à Hugues de Tibériade. Les hommes, à l’exception de l’évêque de Beauvais, avaient pris place un peu plus bas. Ainsi l’avait voulu Isabelle, déterminée à mettre en avant les femmes de la famille afin de faire comprendre au roi anglais que sa couronne, si elle la devait au roi son père, n’en était pas moins possession féminine et qu’elle était peu disposée à se laisser dicter sa conduite… Il ne pouvait être question d’apparaître en position de faiblesse en face d’un personnage qui avait été l’ennemi de Montferrat.

Elle regarda s’approcher le Plantagenêt blond, athlétique et arrogant, qui par le sang lui était cousin, et se leva seulement quand il fut au pied des trois larges marches soutenant le trône. Encore resta-t-elle debout sur la dernière pour lui tendre, sans un mot, ses doigts sans bagues dépassant de la longue manche de soie noire.

L’intention trop claire amena un flot de sang aux joues halées de l’Anglais, mais il s’inclina cependant sur cette main, dompté par la gravité, à la fois sévère et ensorcelante, de ce regard bleu immense et insondable. Puis sa voix s’éleva, haute et forte :

— Madame et ma cousine, je suis venu vous porter témoignage de l’affliction des barons d’Orient et d’Occident indignés et navrés de la mort cruelle de votre époux à la veille même de sa plus grande gloire…

— Soyez assuré que je vous en ai belle reconnaissance, sire mon cousin, à vous et à tous ceux dont vous daignez à cet instant vous faire l’interprète… C’est une consolation pour nous tous ici de vous y souhaiter la bienvenue. Puis-je espérer que vous serez mon hôte à Tyr comme vous l’eussiez été à Saint-Jean-d’Acre ?

— Pardonnez-moi, mais les instants me sont comptés trop chichement pour m’autoriser la douceur de votre hospitalité. Je ne viens pas seulement vous porter la douleur de ce pays, mais aussi son désir fermement affirmé de vous voir reprendre époux. Et…

Isabelle ne s’attendait pas à cela. Un éclair dans les yeux, elle coupa :

— Reprendre époux ? Alors que mon seigneur Conrad ne repose au tombeau que depuis hier ? Sire mon cousin, avez-vous bien conscience de ce que vous venez de dire ?

— Certes, ma cousine ! J’ai en effet conscience de ce que pourrait éprouver en pareille circonstance une femme quelconque. Mais vous êtes reine et cela change tout. Sans le crime qui vous a faite veuve, il devrait y avoir à Acre un roi. Il faut qu’il y en ait un, vous m’entendez ?

— Peut-être y en a-t-il un… dans mon ventre !

— L’armée qui se bat pour vous reconquérir Jérusalem n’a pas le temps d’attendre qu’il grandisse. Et moi, je ne resterai pas ici ma vie durant. Je suis venu vous dire qu’hier, dans la cathédrale d’Acre et par acclamations, les hauts hommes de Syrie mais aussi ceux d’Angleterre, de France…

— Je ne crois pas avoir été consulté ? Coupa Philippe de Dreux agacé par le ton de l’Anglais. Il me semble pourtant que je fais partie des hauts hommes ?

— Votre frère, le comte Robert de Dreux, a engagé sa parole en votre nom, monseigneur. Allez-vous la renier ?

— Non, certes ! Mais je suis indigné de la désinvolture avec laquelle on a disposé en Acre d’une reine, de sa main, de son cœur, de sa vie comme si elle n’était rien d’autre qu’un enjeu politique.

— Elle l’est, en effet… ou tout au moins sa couronne ! Elle ne peut la porter seule et vous le savez parfaitement !

D’une main posée sur le bras du bouillant évêque, Isabelle s’interposa :

— Merci de prendre souci de moi, monseigneur, mais le roi Richard sait ce qu’il fait quand à la fille d’Amaury, à la sœur de Baudouin le Grand, il parle raison d’État – si je vous ai compris, sire mon cousin ?

— En effet. Je le répète : le prétendant a été choisi par acclamations, car nul autre ne saurait mieux convenir à ce pays, comme à ceux de France et d’Angleterre. Comme à vous-même, ma cousine. Outre qu’il est très noble et preux chevalier, aimable et sage comme il convient, il mêle en lui le sang des Capétiens à celui des Plantagenêt puisqu’il est à la fois le neveu de Philippe de France et le mien. C’est le comte Henri II de Champagne qui a été choisi… et je vais avoir l’honneur de vous le présenter, ajouta Richard en s’adressant à la brillante assemblée qui, sur un signe de lui, se fendait en se retournant vers l’entrée de la salle.

Sur le seuil apparut, suivi de ses chevaliers, un homme d’une trentaine d’années, pas très grand mais de belle mine, le cheveu et la moustache bruns, l’œil de couleur indéfinissable car tellement enfoncé sous l’arcade sourcilière qu’on ne pouvait distinguer sa nuance. Il fronçait le sourcil, ce qui lui donnait un air sévère, tout simplement parce qu’il était de mauvaise humeur n’ayant pas encore accepté son élection. Il ne souhaitait pas le trône et moins encore l’obligation d’épouser une inconnue dont il savait seulement que, loin d’être vierge, elle était déjà passée par les bras de deux hommes et que, de surcroît, elle était enceinte.

Sa discussion avec les barons et Richard avait été rude. Henri ne voulait rien entendre. D’abord, l’idée de passer le reste de sa vie sur cette terre brûlée de soleil ne le séduisait pas. Il aimait trop ses terres de Champagne, si vertes, si fertiles, si bien ordonnées, pour s’attacher à un peuple ne rêvant que plaies et bosses et toujours entre deux batailles. Ensuite, il ne trouvait pas la « promise » très fraîche. Enfin et surtout il ne supportait pas l’idée de s’unir à une femme, même reine, déjà grosse d’un autre.

— Si elle accouche d’un mâle, c’est lui qui deviendra roi et moi je resterai encombré de la dame ! J’ai fait vœu de croisade, pas de détruire ma vie, fût-ce pour l’honneur de Dieu !

— Ne mêlez donc pas Dieu à vos récriminations, mon fils, dit alors l’archevêque d’Acre avec beaucoup de douceur. Quant à la dame, comme vous dites, attendez donc de l’avoir vue ! Elle est toute jeune et plus belle et gracieuse qu’aucune femme au monde !

Henri avait fini par accepter de se rendre à Tyr, bien décidé à défendre son point de vue. D’ailleurs, en y réfléchissant, il espérait trouver une alliée dans cette Isabelle de Jérusalem que l’on prétendait jeter dans son lit moins d’une semaine après l’assassinat de son époux.

En pénétrant dans la salle, il l’aperçut aussitôt, debout sur les marches du trône. Une mince silhouette d’abord, élégante et fine dans ses atours d’un noir profond qui exaltait la douce blancheur de son visage. En approchant il la vit mieux et ses sourcils froncés se détendirent. L’archevêque avait raison, par Dieu ! Jamais beauté plus éclatante et plus exquise à la fois n’avait empli son regard. Elle avait l’air d’une perle. Sa bouche ronde d’un joli rose devait avoir le velouté d’un pétale de fleur. Ses yeux ressemblaient sous leurs longs cils à des lacs bleus ombragés de saules.

Quand il fut devant elle, Henri remarqua l’expression d’angoisse, presque d’épouvante, de ce regard fixé sur lui et il se sentit soudain envahi d’un immense désir de lui plaire, de se faire aimer d’elle et d’abord de la voir sourire…

Après s’être incliné profondément, il mit genou en terre, leva la tête, ouvrant grandes ses prunelles, bleues elles aussi et que l’heureuse surprise illuminait.