— Rentrons à présent. J’ai hâte de retrouver la maison…
— Il n’y a que vous pour l’appeler comme ça !
— Peut-être mais le mot palais qui plaît tant à ma mère lui va si mal !
En fait aucun des deux termes ne convenait vraiment au noble et sévère logis bâti par Baudouin Ier au cœur de l’ancienne citadelle de David reconstruite et cernée de massives tours carrées, d’où celle portant le nom du roi biblique surgissait, donjon sévère surmonté d’un élancement svelte comme un minaret de mosquée ou comme une fleur dont la haute galerie ajourée représentait la corolle encore close. Mais cette forteresse avait ses grâces, cette masse de pierres blondes enfermait des jardins pleins d’odeurs, des cours intérieures fleuries comme les patios mozarabes, des galeries couvertes soutenues par de fines colonnettes enroulées de jasmin blanc et d’ipomées bleues, des terrasses où la nuit venue il faisait bon s’étendre en regardant les étoiles. C’était à cela que rêvait Baudouin en guidant son cheval dans les rues ferventes. Le poids de la fatigue des derniers jours était en train de s’abattre sur lui comme cela arrivait parfois depuis quelque temps. Ce dont il enrageait : être las à quinze ans, qui a jamais entendu chose plus ridicule ? Il s’efforçait de n’en rien montrer, continuait à sourire, à saluer de sa main libre, à jeter un mot amical à une figure connue. C’était bon aussi cet amour de tous, cet orgueil de ses armes glorieuses qui leur rapportaient la paix. Une paix qu’ils espéraient fructueuse parce qu’elle signifiait le libre passage des riches caravanes, les cultures arrivant à terme dans les champs, et le droit de vaquer tranquillement à ses occupations sans qu’une mauvaise nouvelle, portée par un cavalier couvert de poussière et relayée par le tocsin, vînt annoncer une incursion ennemie à tel ou tel coin du royaume.
Sultan, le cheval de Baudouin, allait s’engager dans la pente douce menant au pont-levis de la citadelle quand une jeune fille surgit de la foule et se jeta presque dans les jambes du coursier. Elle tenait un bouquet de roses blanches qu’en tombant à terre elle réussit à lancer sur les mains du jeune homme en criant :
— Pour toi, mon roi ! Avec tout mon amour !
Le cri de Baudouin répondit au sien : elle allait être foulée aux pieds de Sultan sans qu’il pût rien pour la tirer de là, mais déjà Thibaut était à terre : sa monture à lui avait moins de sang que celle de son maître et ne rechignait pas à s’arrêter pile. Prenant la jeune fille dans ses bras, il la sortit de ce mauvais pas. Le roi, quelques foulées en avant, maîtrisait l’animal que ce projectile imprévu avait affolé, puis sautait à terre, abandonnant la bride sur le dos du cheval qui ne bougea plus. Il revint vers la jeune fille un peu étourdie, en train de reprendre ses esprits étendue sur le sol, le buste soutenu par Thibaut. Il mit genou en terre auprès d’elle et contempla un instant le mince et délicat visage ivoirin. Une épaisse natte noire et brillante échappée de la légère guimpe de mousseline blanche remontant jusqu’au petit tambourin de satin rouge de la coiffure mettait en valeur le rose de ses lèvres et la profondeur des yeux sombres qui s’illuminèrent en reconnaissant le roi.
— Est-elle blessée ? demanda celui-ci.
— Non, sire. Étourdie seulement, mais elle a eu de la chance : Sultan déteste que l’on se jette dans ses jambes.
— Et pour m’offrir ces fleurs ! fit Baudouin ému. Merci, jeune fille, mais vous avez couru un trop grand risque.
— Non, puisque vous êtes là près de moi. Oh, monseigneur, pour la joie de vous servir j’irais vers la mort en chantant…
Elle se redressait, se relevait en secouant sa robe en soie d’un rouge brillant sur laquelle glissait un collier d’or ciselé. Baudouin la regarda et sourit :
— Quelle folie ! Mais combien douce à entendre ! Quel est votre nom ?
— Ariane, sire, je suis la fille de Toros, l’orfèvre lapidaire arménien de la rue…
Elle n’eut pas le temps d’achever. Comme si le prononcé de son nom le matérialisait soudain, un gros homme emballé dans une robe lie-de-vin et coiffé d’un haut bonnet de feutre noir surgit de la foule et bouscula Thibaut pour s’emparer du bras de la jouvencelle :
— Fille sans pudeur ! As-tu donc juré de me faire mourir de chagrin ? Il faut lui pardonner, grand roi ! Sa pauvre cervelle est dérangée depuis la mort de sa mère et, en outre, elle est tout ce que cette malheureuse m’a donné comme descendance. Vous devez comprendre ma douleur et me la rendre. Viens par ici, toi !
Le flot de paroles s’accompagnait de calottes que Thibaut ne supporta pas ; il arracha Ariane au courroux paternel qui, selon lui, ne sonnait pas très juste :
— Ça suffit ! N’as-tu donc aucun respect pour ton roi à te conduire devant lui comme si tu étais dans ta maison ? Personne ici n’a l’intention de te prendre ta fille : elle a eu seulement le joli geste d’offrir des roses. Il n’y a pas de quoi la frapper.
Le gros homme soufflait la fureur par les naseaux mais n’en considéra pas moins les six pieds de fer vêtus qui venaient de lui arracher sa proie. Il fit un gros effort et se calma :
— Comprends-moi, noble baron ! Cette fille de malheur vient de refuser cinq partis magnifiques sous le prétexte stupide qu’elle aime le roi et se garde pour lui. Elle veut aller au palais le servir…
Cette fois, ce fut Baudouin qui intervint :
— Paix, vous autres ! Ceci me regarde, il me semble !
Si impérieuse était cette voix déjà grave que le silence se fit. Le jeune roi alors poursuivit :
— Votre fille va vous suivre comme elle en a le devoir, Toros le lapidaire, car aucune femme n’a le droit de me servir à l’exception de Marietta que vous connaissez tous et qui m’a nourri de son lait. En échange, je vous prie de la bien traiter et non comme vous venez de le faire. Quant à vous, jeune fille, vous avez ma gratitude pour ces roses, mais je ne peux rien vous donner d’autre.
— Crois-tu ?
L’élan fut si rapide que personne n’eût pu l’arrêter. Ariane se jeta au cou de Baudouin et, appuyant ses lèvres sur sa bouche, lui donna un baiser que la stupeur de tous lui permit de prolonger. Puis elle se détacha du jeune homme et lui offrit un lumineux sourire :
— Voilà ! s’écria-t-elle. Que tu le veuilles ou non je suis tienne, monseigneur, car on te dit mesel(4) et si mesel tu es, meselle je serai… Viens à présent, père ! Nous pouvons rentrer.
Le baiser avait pétrifié la foule. Elle s’ouvrit devant la jeune fille qui, tête droite et avec un sourire de bonheur, regagnait le quartier arménien, tramant après elle un père désorienté. Tous les regardèrent partir. Baudouin d’un geste machinal avait porté la main à sa bouche, mais sans l’essuyer, puis regardait cette main comme s’il s’attendait à y voir trace de cet instant incroyable… Enfin tournant les talons, il alla reprendre son cheval et s’engagea dans le chemin de la citadelle en respirant rêveusement le bouquet. Un instant il se tourna vers Thibaut :
— Ses lèvres avaient le goût de la pomme et la fraîcheur de la menthe, murmura-t-il. Je ne pourrai jamais l’oublier… Mais pourquoi a-t-elle fait cela ?
— Parce qu’elle vous aime, tout simplement.
— Au point de vouloir partager mon mal ? Si elle doit souffrir de ce baiser, je ne me le pardonnerai jamais…
— Vous auriez tort. Voilà des années que je vis auprès de vous et je ne suis pas le seul. Personne n’a jamais rien attrapé. Alors ne cherchez pas à abîmer ce beau souvenir !