— Quelle atmosphère étrange ! dit Henri, impressionné malgré lui. Ce silence, surtout !
— Bien des récits courent sur les châteaux du Vieux. On dit qu’en arrivant ici de Perse, il a, comme Hassan Sabbah jadis à Alamout, commencé par chasser de la région tous les hommes chétifs et leurs familles, sauf ceux qui étaient savants en quelque science. Il chassa aussi les musiciens et les conteurs. On dit que la forteresse contient une centaine de partisans organisés en mystérieuses hiérarchies, tous aveuglément dévoués à leur maître qui vit, lui, au sommet, entouré d’une dizaine de disciples… Ces nombres ne diminuent jamais car ceux qui meurent dans leurs missions sont remplacés très vite par d’autres Ismaéliens venus d’autres contrées ou par des hommes qui souhaitent connaître la doctrine…
— Comment savez-vous tout cela ? Vous n’êtes pas homme à écouter les on-dit ?
— Je ne suis pas le seul, tant s’en faut, à le savoir. Vous en auriez appris tout autant si, comme moi, vous étiez né dans ce pays, sire. Il est très différent, j’imagine, de la Champagne ? ajouta Balian avec un sourire.
— Très, mais il n’est pas sans charme. Il le faut, pour que j’aie accepté d’y passer le reste de ma vie. Quant à ce château, je ne saurais trop qu’en dire… sinon que je connais des monastères plus gais ! Les moines au moins vous regardent : ceux-là n’ont même pas l’air de nous voir…
Les statues blanches dont certaines portaient des marques rouges s’animèrent cependant pour se jeter face contre terre quand le Vieux de la Montagne s’avança au milieu d’elles pour venir à la rencontre du roi et de ses chevaliers qui avaient mis pied à terre. Rachid ed-din-Sinan était un homme âgé et impressionnant. Grand et maigre, osseux même sous la tchalma(36) neigeuse qui le coiffait, il avait des traits profondément sculptés, un nez puissant, une bouche mince traduisant un caractère impitoyable, des yeux indéfinissables, enfoncés sous l’orbite crêtée de sourcils blancs comme sa longue barbe, mais une voix extraordinaire, à la fois rauque et douce, dont on devinait que certaines notes pouvaient sonner comme un bourdon de cathédrale.
Il accueillit son hôte royal avec une dignité pleine de noblesse et l’invita à entrer dans sa demeure avec les siens.
À sa suite ils pénétrèrent dans une enfilade de galeries dépouillées de tout ornement, coupées de quelques cloisons légères où l’on ne voyait que des nattes et des coffres. Là, expliqua le Vieux, vivaient ses fidèles groupés selon leur degré d’initiation. Puis vinrent, à l’étage, de grandes pièces aménagées en salles d’armes, de prière ou d’études où ceux qui connaissaient des langues étrangères les enseignaient aux autres. Ce genre de visite avait un caractère inhabituel, mais Henri comprit que le but était de lui donner quelque idée d’un château qui, ainsi qu’il en avait fait lui-même la remarque en arrivant, ressemblait assez à un couvent… ou plutôt à une templerie. La dernière salle était un immense réfectoire. Un banquet y était préparé.
— Les nobles seigneurs de ton escorte vont être servis dans cette salle, dit le Vieux, et mes serviteurs ont ordre de ne les laisser manquer de rien… sauf de vin ! Il est interdit ici sous peine de mort. Quant à toi, sire, ainsi que ton ami, vous me ferez, j’espère, l’honneur de partager mon propre repas…
Sans attendre la réponse, il les ramena dans la cour pour les diriger vers l’énorme donjon situé à l’autre extrémité et qui, planté à pic sur un ravin, n’avait que cette seule entrée avec l’impossibilité d’en faire le tour, de l’extérieur ou de l’intérieur, ce qui ne permettait pas d’en évaluer l’étendue réelle.
— Seuls les daïs – les chefs –, peu nombreux, vivent ici auprès de moi et de la source du savoir universel que nous possédons.
Il ouvrit devant eux une pièce immense éclairée par une seule fenêtre où s’encadrait un morceau du grandiose paysage extérieur. Là, dans des niches, des coffres et sur des tables basses s’accumulait une incroyable quantité de livres et de rouleaux dont certains, les plus précieux sans doute, étaient gardés derrière des grilles de fer et d’épaisses serrures. Il y avait aussi des pupitres bas et des nattes pour s’y accroupir et, seul luxe de cet endroit austère, d’admirables lampes de mosquée en verre irisé ou gravé d’or…
Enfin, les deux invités pénétrèrent dans une petite salle blanche et nue, à l’exception de plateaux sur pieds, flanqués de nattes de jonc et de coussins, qui attendaient leurs convives. Le Vieux prit place lui-même sur la natte. Tandis qu’on servait un repas abondant et varié – mais sans vin ! –, il se contenta de pain, de lait et de dattes. On mangea en silence, ainsi que le voulait la tradition, et c’est seulement après que l’on se fut lavé les mains dans des cuvettes – d’or comme les aiguières – que l’on se prépara à la conversation précédée d’un silence à la gloire d’Allah et quelques grâces et politesses à la mode orientale.
— Ta visite m’honore grandement, dit Sinan au roi, mais la réputation de sagesse qui te précède m’incite à croire qu’elle n’est pas de simple curiosité. Le temps d’un roi est trop précieux pour le perdre en compagnie d’un vieil homme dont le terme approche chaque jour.
— Comme celui de tous les humains ! On dit pourtant de toi que tu n’es pas un homme, mais un génie doté d’immortalité. Un tel prodige serait suffisant pour justifier la curiosité, mais tu as raison de penser qu’en venant ici j’avais un but : te poser une question si tu veux bien y répondre.
— Pourquoi pas ? La parole est un lien entre les hommes. C’est lorsqu’ils en abusent qu’elle devient néfaste. Parle !
— Des bruits courent à travers mon royaume. Des bruits qui m’offensent, car ils sont dirigés contre l’un de mes proches parents, le roi Richard d’Angleterre.
— Que disent ces bruits ? fit Sinan avec un dédain évident.
— Qu’après t’avoir vainement demandé d’envoyer tes hommes tuer mon autre parent, le roi de France, il a obtenu de toi la mort de Conrad de Montferrat.
L’austère visage se fit plus sévère encore s’il était possible :
— Il est vrai qu’il m’arrive de rendre… à un ami des services de ce genre, mais Richard d’Angleterre n’est pas mon ami. Sa vaillance ne recouvre pas assez de sagesse. S’il m’avait gêné, c’est lui qui serait mort. En faisant reculer Saladin, il m’a rendu service. Quant à Montferrat, je l’ai fait tuer parce qu’il m’a offensé, tout simplement. Les fidawis que vous avez exécutés ont dit la vérité.
— On te prétend aussi bien disposé envers les Francs… à quelques exceptions près. Ignorais-tu qu’en agissant ainsi tu mettais le royaume en grande difficulté ?
— Non, parce que je savais que tu le remplacerais. Montferrat avait de grandes qualités sans doute, de vaillance et de bonne administration, mais trop de ruse dans un cœur violent et impur. Tu es bien meilleur roi que lui.
— Tu le savais ? Comment est-ce possible ?
— Voilà une question à laquelle je ne répondrai pas… Je le savais voilà tout ! Cependant tu as raison de me croire favorablement disposé envers toi et les tiens. Par trois fois, durant le siège d’Acre, j’ai permis une diversion qui a mis assez de désordre dans les troupes de Saladin pour vous offrir l’occasion de vous reprendre.