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Balian d’Ibelin qui avait gardé un sage silence durant l’entretien réagit alors :

— Par trois fois ? Veux-tu parler du chevalier à l’armure aveuglante… et au visage voilé de blanc ? Articula-t-il avec émotion.

— Le fantôme de Baudouin le Lépreux ! C’est moi, en effet, qui l’ai suscité.

— Suscité ? S’étonna Henri. C’est donc l’un de tes hommes ?

— Non. L’un des tiens.

— Pardieu ! s’écria Balian en se dressant sur ses pieds, dis-nous son nom, en grâce, car ses apparitions stupéfiantes nous ont rendu un fier service et nous devons l’en remercier ! N’est-ce pas, sire ?

— Certes ! Et je veux…

— Je ne crois pas qu’il le souhaite, coupa Sinan. Ici il a trouvé la paix dans la méditation, l’étude des grands textes et l’art de guérir les blessures des hommes. Les siennes sont cicatrisées depuis peu. Vous ne pourriez que les rouvrir. Quant à moi, si j’en ai parlé, c’est pour vous convaincre de mes bonnes dispositions envers vous. Ne m’en demandez pas davantage !

Il se levait à son tour pour indiquer la fin de la conversation, mais Balian en voulait plus. Le roi cependant le devança :

— Encore une question, s’il te plaît ! Ce chevalier a-t-il trahi son Dieu et embrassé l’islam ?

— L’islam ? Ici ? Tu devrais savoir que nous ne sommes pas les sectateurs de Muhammad, mais les fils d’Ismaël dont trois idées fondamentales régissent la doctrine : le Cycle, le retour de l’Imam parfait chassé par les Sunnites et la Perfection primitive. Nous ne concevons pas le temps sous une forme rectiligne accumulant indéfiniment le passé. Le temps, à travers les cycles, reconduit à l’Origine car il s’agit de rejoindre le Commencement et la Pureté primitive. Ce retour ne se manifestera qu’avec celui de l’Imam parfait ! Allah est notre dieu, certes, mais nous ne vénérons pas Muhammad !

— L’Imam parfait ? fit Henri songeur. Nous attendons, nous, que revienne le Christ, le seul vrai Messie, le Fils de Dieu. Nul n’est plus parfait que lui !

— Le nôtre ne saurait être le tien car ce qu’il professe est différent et ceux qui le reçoivent plus encore. Aucun de tes chevaliers n’est capable d’obéir à tes ordres comme le font les miens, même si tu les donnes au nom de Dieu.

— Que veux-tu dire ?

— Viens avec moi.

Sinan conduisit les deux hommes sur une petite terrasse prolongeant la pièce où ils se trouvaient et qui donnait sur la grande cour intérieure. On y découvrait l’ensemble des remparts des côtés sud et ouest. Des Ismaéliens veillaient, deux par deux, sur ces murailles où leurs blanches silhouettes se découpaient contre le ciel pur. Sinan se tourna vers ceux qui se trouvaient sur la plus haute tour et tira de sa manche un mouchoir blanc qu’il agita. Aussitôt ces deux hommes se jetèrent dans le vide et vinrent s’écraser au sol sous les yeux horrifiés du roi et de son Connétable.

— Pouvez-vous en obtenir autant de vos soldats ? demanda le Vieux.

— Non, affirma Henri avec force. Non, et je ne le souhaite pas ! Une mort n’est bonne que si elle est utile. Pas celle-là !

— Si, cette mort est utile. Ceux qui l’acceptent savent qu’ils vont droit au Paradis. D’où leur enthousiasme. Veux-tu en voir partir d’autres ? ajouta Sinan en opérant un quart de tour à droite…

— Non ! Non, surtout pas ! Je reconnais ta puissance et m’incline devant elle, mais l’expérience est suffisante. En revanche, accorde-moi encore une question : cet inconnu franc que tu gardes en ce lieu, est-il aussi de tes fidèles capables… de ça ?

— Non. C’est, je crois bien, le seul chrétien de toute la région. Oh ! J’avoue volontiers avoir essayé de le rendre captif du haschich, la plante des Bienheureux, mais il a résisté après une seule expérience que je n’ai pas renouvelée à cause de sa trop grande qualité. Par son courage, sa pureté et son goût de l’étude et du savoir, il s’est acquis mon amitié…

— Mais lui, insista Balian que tout ce mystère irritait, pourquoi s’attarde-t-il auprès de toi ? S’il est chevalier franc c’est avec les Francs qu’il doit vivre, combattre… et étudier s’il y tient tellement ! Ce qui m’étonne, je l’avoue…

— Pourquoi ? On peut être guerrier et savant. Certains de vos Templiers le sont plus que vous n’imaginez. En outre, ma bibliothèque est certainement la plus importante du pourtour de la Méditerranée depuis que celle d’Alexandrie a disparu et que l’Almohade stupide a brûlé celle de Cordoue.

— Permets-nous au moins de le voir !

— Non. Il sait votre arrivée. Mais il ne souhaite pas vous rencontrer. Qu’en feriez-vous ? Le livrer à une nouvelle parodie de justice et à une sentence inique ?

À mesure qu’il parlait, une idée se faisait jour dans l’esprit de Balian, une idée qui, après tout, n’était peut-être pas si folle, car à y réfléchir, qui d’autre aurait pu si bien incarner le Lépreux légendaire ? Oh, Seigneur, si c’était possible ? Si…

Sans réfléchir davantage et poussé par une force intérieure incontrôlable, Balian se précipita à l’intérieur du château et s’y lança à l’aveuglette en braillant de toutes ses forces :

— Thibaut ! Thibaut de Courtenay ! Si vous êtes là, venez à moi ! Je suis Balian d’Ibelin… Votre ami ! Thibaut ! À moi !

Il n’alla pas très loin. Deux fidawis apparus brusquement se jetèrent sur lui. Il se débattit avec rage sans cesser de hurler :

— Thibaut ! Thibaut ! Je veux vous voir !

La porte de la bibliothèque s’ouvrit :

— Me voici !

Emporté dans l’espèce de folie qui s’était emparée de lui, Balian n’en fut pas moins stupéfait en voyant se dresser soudain devant lui cet homme de haute taille dont la longue robe blanche était assez semblable à celle que portait jadis Baudouin IV quand il déposait les armes. Mais c’était bien le même visage basané aux traits vigoureusement sculptés entre la calotte de cheveux bruns et la courte barbe, le même regard gris et pénétrant. Le choc fut si intense qu’il lui mit les larmes aux yeux et il murmura avec une joie qui l’étranglait :

— Dieu soit loué qui me permet de vous revoir vivant !

D’un élan, il se jeta au cou du revenant pour une chaude accolade à laquelle Thibaut répondit.

— Salut à vous, Balian d’Ibelin ! J’ai moi aussi grande joie de cette rencontre.

— Pourtant vous ne la vouliez pas. Je viens de vous forcer quasiment, mais je ne le regrette pas un instant ! Oh non, je ne le regrette pas…

Le Vieux et le roi les rejoignirent et l’atmosphère, si chaleureuse précédemment, se refroidit. Sourcils froncés, Henri considérait avec sévérité l’enthousiasme d’un homme déjà mûr pour cet autre dont il savait parfaitement qu’il avait été condamné pour parricide et que l’on retrouvait bel et bien traité en ami par le plus dangereux des infidèles. Comme Balian proclamait son désir de ramener son ami à Saint-Jean-d’Acre, il y mit le holà :

— S’il convient de remercier messire de Courtenay de sa triple intervention qui nous fut bénéfique, je ne crois pas que l’on apprécie son retour parmi nous !

— Comment ? protesta Balian. Ne me dites pas, sire, que vous avez attaché foi aux accusations d’une folle que l’on a d’ailleurs retrouvée étranglée dans une rue de Tyr avec le collier qu’elle accusait sire Thibaut d’avoir volé ?

— Justement. Ce n’est pas une preuve d’innocence. Tout au plus une vengeance dont il faut sans doute chercher ici la source. On y dispose de tels moyens !

— Et pourtant, intervint paisiblement Sinan, ce n’est pas moi qui ai ordonné la mort de cette femme. Une mort méritée, car elle avait menti et accusé faussement par rancune et par cupidité.