La nuit fut trop courte et, quand le chant d’un coq en annonça la fin, Isabelle, soudain éperdue, s’accrocha au cou de son amant pour le retenir contre elle :
— Non ! Pas déjà ! Je ne vais pas te perdre à nouveau ?
— Il le faudra, mon amour ! Dans quelques heures le roi de Chypre sera là et il te ramènera dans son île…
— Pourquoi ne resterait-il pas ici ? En l’épousant je le fais roi de Jérusalem donc de Saint-Jean-d’Acre… Je veux vivre dans ce palais… dans cette chambre où je pourrai recréer ton image… Mais toi, où iras-tu ? A El-Khaf, de nouveau ?
— Non, j’ai tourné cette page-là. Tout à l’heure, Balian me conduira à la maison chevetaine du Temple…
— Au Temple ? Mais ils vont te chasser ou même te livrer à Amaury !
— Pour quelle raison ? J’ai déjà été jugé et banni. De plus, avant mon départ, Sinan m’a remis un message pour le Maître. Il y explique comment le Sénéchal a été tué… et révèle que c’est lui qui a fait étrangler Josefa Damianos. Je sais que Gilbert Erail m’accueillera. Sans doute serai-je puni pour une aussi longue absence, mais je resterai à Acre… Ainsi je serai moins loin de toi.
— Encore trop loin ! Te reverrai-je jamais ?
À cet instant, Helvis pénétra dans la chambre :
— Le jour va venir ! Vite, chevalier ! Il faut vous hâter ! Mon père vous attend !
— Je viens !
Une dernière fois, Thibaut prit Isabelle dans ses bras, la serra contre lui à lui faire mal et baisa sa bouche tremblante…
— Nous sommes unis à jamais, Isabelle. Un jour nous nous retrouverons, je le sais…
— Quand ?
— Peut-être pas dans cette vie, mais nos âmes sont si fort attachées l’une à l’autre que le temps, les siècles même ne pourront les séparer. Je suis à toi pour l’éternité et s’il existe, pour l’homme, d’autres existences terrestres, alors je saurai te rejoindre… Je saurai te reconnaître !
S’arrachant des bras de la jeune femme, il la confia à ceux d’Helvis, s’habilla en hâte et quitta la chambre en courant sans un regard en arrière.
Un moment plus tard, accompagné de Balian d’Ibelin, Thibaut traversait le port pavoisé en l’honneur de celui qu’on attendait et rejoignit la Voûte d’Acre, la forteresse templière près du phare au-delà duquel il n’y avait plus que l’horizon étincelant de la Méditerranée…
Aux mains de ses femmes, Isabelle, immobile comme une statue, le visage inondé de larmes, se préparait à recevoir un quatrième époux, une nouvelle couronne, mais son âme ne l’habitait plus…
ÉPILOGUE
OÙ LA FIN N’EST
QU’UN RECOMMENCEMENT
« … Je n’ai jamais revu Isabelle, sinon de loin : elle dans le faste d’une cour élégante, moi dans les rangs des chevaliers du Temple où les blancs manteaux à la croix rouge, les camails et les heaumes d’acier nous font tous semblables. Mais c’était tout de même une joie de l’apercevoir. Après son mariage, elle résida à Saint-Jean-d’Acre le plus souvent. C’est là qu’un peu plus de huit mois après les noces, elle donna le jour à une nouvelle petite fille qu’elle appela Mélisende. Une petite fille dont j’ai eu, plus tard, la certitude qu’elle était mienne, ce qui me fit une douce consolation en attendant de devenir douleur…
L’union avec Amaury fut ce qu’elle devait être : un mariage de convenance où l’amour n’avait pas sa part. L’époux ressemblait plus à Montferrat qu’à Henri de Champagne. Un politique prudent et dur, indifférent à l’impopularité si c’était nécessaire, sachant briser impitoyablement une cabale. Roi de Chypre depuis trois ans, il avait fait de l’île un modèle d’organisation. Il entreprit donc de mettre le royaume de Jérusalem à son image : quelques semaines après les épousailles il reprenait Beyrouth aux Musulmans, rétablissant ainsi les communications terrestres du royaume avec Tripoli et Antioche. Je lui fus reconnaissant d’avoir donné la ville en fief à Jean d’Ibelin, le fils aîné de mon cher Balian, qui lui ressemblait fort et venait d’épouser Mélisende d’Arsuf. Quant à ses relations avec Isabelle, les rares bruits qui vinrent jusqu’à moi disaient Amaury fier de sa beauté, la parant volontiers et la traitant avec respect. L’aima-t-il un tant soit peu, nul ne le pouvait deviner car il savait se garder. Même au temps des folles amours avec dame Agnès, il offrait un visage impénétrable, une attitude froide, irréprochable. Il ordonna de belles fêtes pour la naissance de « sa » fille dont il se montra convenablement heureux n’ayant plus depuis longtemps souci d’un héritier mâle : il l’avait déjà d’un premier mariage contracté longtemps auparavant, et passé presque inaperçu, avec une nièce de Balian, Eschive de Ramla, fille de ce Baudouin qui avait si follement aimé Sibylle et qui, dépité de la savoir mariée à Guy, avait tourné le dos à Jérusalem pour se réfugier à Antioche sans plus se mêler de rien. En même temps, Amaury conclut un traité de paix avec le sultan Malik al-Adil. Tous les espoirs renaissaient pour le royaume si longtemps en péril…
Le nouveau siècle allait apporter beaucoup de changements et pas en bien. Lothaire de Segni qui venait d’accéder au trône de Pierre sous le nom d’innocent III appela à la croisade afin d’obtenir enfin la délivrance des Lieux saints. En 1204 il put réunir une large assemblée de hauts seigneurs et de petites gens. Malheureusement, détourné par le Doge de Venise, Henri Dandolo, qui avait des comptes à régler, ce bel élan de foi aboutit à la prise de Constantinople et à la fondation d’un empire latin parfaitement inattendu, si incongru même qu’il échappa de justesse à l’anathème papal. Le premier souverain en fut Baudouin de Flandre. En attendant les princes de Courtenay !
Les quelques croisés obstinés à respecter le plan initial poursuivirent leur chemin jusqu’à Acre, animés des intentions les plus belliqueuses. Amaury, qui tenait à ses trêves, les calma non sans vigueur, en signa de nouvelles avec Malik al-Adil et récupéra ce qui lui manquait encore de la plaine côtière.
Malheureusement – et là c’est l’habitant de Terre Sainte qui parle en moi, puisque l’homme n’avait aucune raison d’aimer l’époux d’Isabelle –, Amaury II mourut brusquement, dans la force de l’âge, le 1er avril 1205. L’ensemble à la fois puissant et uni que formaient Chypre et Acre éclata. Hugues de Lusignan, le fils d’Amaury, devint roi de Chypre résidant au palais de Nicosie. Quant à Jérusalem… eh bien, ce qui s’était passé à la mort de mon cher lépreux se renouvela : ce fut la première des filles d’Isabelle, Marie de Jérusalem-Montferrat, qui reçut la couronne selon le droit de primogéniture. Par chance, les barons firent choix de Jean d’Ibelin comme régent, car elle n’avait que treize ans, et il sut gouverner sagement tout en maintenant les trêves.
Le temps des deuils était venu pour moi. Le grand Balian d’Ibelin était mort dans son château de Caiffa alors que le siècle n’avait qu’un an et Marie Comnène, son épouse bien-aimée, brisée de douleur, ne lui survécut pas. Puis ce fut Isabelle, et la belle lumière bleue du ciel d’Orient s’éteignit quand elle ferma les yeux.
C’était un soir d’automne, quand le soleil se couche, que les barques des pêcheurs aux voiles rouges rentrent au nid et replient leurs ailes, que les lavandières du palais reviennent en chantant, leurs corbeilles de linge sur la tête. Isabelle avait pris froid au bain et le mal fit son chemin très vite. Délicate et fragile, celle qui était à présent la reine douairière – à moins de quarante ans ! – n’y résista pas. Peut-être parce qu’elle n’avait plus envie de lutter pour retenir une vie devenue à ses yeux sans intérêt. Et moi, du fond de ma douleur, je remerciai le Seigneur Dieu de lui avoir épargné les affres d’une longue agonie… On l’enterra dans la cathédrale Sainte-Croix et ce fut seulement trois jours après qu’Helvis de Sidon me fit porter par un moine le billet scellé à ses armes qu’Isabelle lui avait confié pour moi : "À cette heure où je m’en vais loin de toi, écrivait-elle, je veux que tu saches qu’il n’y a plus dans mon cœur que toi et l’enfant que tu m’as donnée. Elle sait qu’en cas de malheur elle pourra t’appeler à son secours. Alors, par grâce, évite de te faire tuer, même si c’est dans l’impatience que j’attends notre réunion. Je ne t’ai jamais tant aimé ! Jamais je n’ai été aussi sûre d’être à toi jusqu’à la consommation des siècles et même au-delà. Aussi n’est-ce pas un adieu, mais un dernier baiser que je te donne, comme si je m’en allais simplement en voyage…"