Isabelle partie, il me restait, avec les austères devoirs du couvent qui ne me pesaient guère, les grands travaux de reconstruction de l’Ordre auxquels je m’intéressais vivement, et l’excitation de la guerre dont Dieu m’est témoin que je ne fus pas privé. En l’an 1208, tandis que la deuxième fille d’Isabelle, Alix de Champagne-Jérusalem, devenait reine de Chypre en épousant Hugues Ier, fils de son beau-père, le Conseil du royaume s’occupa d’en marier l’héritière, Marie de Jérusalem-Montferrat, et s’en remit pour le choix de l’époux au roi de France. À cette petite reine de dix-sept ans, Philippe Auguste – toujours aussi grand politique – fit épouser un baron champenois de soixante ans. Mais c’était Jean de Brienne, le parangon de la chevalerie, l’homme aux mille exploits devant lequel s’inclinaient les hommes et dont raffolaient les femmes, car l’âge n’avait éteint ni sa vigueur ni sa séduction. D’ailleurs, la petite Marie s’éprit de lui au premier salut et eut fort à souffrir de cet amour… et de l’arrivée, presque sur les pas de Brienne, de la belle comtesse Blanche de Champagne liée à lui par une passion si folle que Philippe Auguste avait justement souhaité la rompre en expédiant l’amant régner à Saint-Jean-d’Acre. Or elle l’y suivit et, comme elle n’était pas femme à mettre sa lumière sous le boisseau, Marie endura l’enfer en dépit des efforts de son époux. Après avoir mis au monde une nouvelle fille que l’on prénomma Isabelle, elle quitta cette terre avec le sentiment de délivrance qu’éprouvent ceux que la vie a trop malmenés.
Restait la troisième fille de ma reine, la plus chère à mon cœur, dont j’appréhendais le mariage auquel on pourrait la contraindre. De sa tante Helvis, par l’intermédiaire de Renaud de Sidon car les femmes n’avaient guère accès en nos couvents, j’appris que mes craintes n’étaient pas vaines. La raison d’État fit choix pour elle du plus mauvais. Bohémond IV était peut-être prince d’Antioche et comte de Tripoli, il n’en était pas moins un affreux personnage. Qu’il soit borgne n’était pas le pire. Lui aussi avait quarante ans de plus qu’elle. En outre, il était méchant comme la gale, faux comme une mauvaise monnaie, retors et traître à l’occasion (il s’était emparé d’Antioche par une spoliation qui avait failli mettre à feu et à sang le nord de la Syrie). De son premier mariage avec Plaisance de Gibelet, il avait quatre fils et pouvait donc s’estimer satisfait, mais il aimait la chair jeune et Mélisende, fraîche comme une rose, ressemblait beaucoup à sa mère. Il la voulut pour s’assurer en même temps un droit à la couronne de Jérusalem – un peu lointain peut-être, puisque Marie avait eu une fille –, mais, s’il obtenait de Mélisende un fils, Bohémond se faisait fort de déblayer pour lui le chemin du trône…
Le mariage eut lieu… et Mélisende eut une fille. Aussitôt, son vieil époux relégua sa femme dans un petit casal des bords de l’Oronte, presque sans serviteurs et dans la seule compagnie de sa nourrice Amena qui veillait sur elle depuis la mort de sa mère, tandis qu’il installait dans son palais d’Antioche une belle Grecque parée par lui des joyaux de Mélisende. Tout cela, je ne l’ai appris qu’à mon retour d’Egypte.
Jean de Brienne y mena, en effet, une campagne vigoureuse parce que à cette époque les clefs de Jérusalem se trouvaient au Caire. Elle dura trois années, nous livra Damiette et eût dû nous rendre Jérusalem que le sultan proposa en échange de cette même ville de Damiette, mais tout échoua par la faute du légat papal. Le cardinal Pélage, un Espagnol orgueilleux jusqu’à la stupidité, toujours vêtu de rouge éclatant des bottes jusqu’au chapeau, qui se croyait un grand stratège, obligea le roi Jean à plier devant les foudres de l’Église et finalement nous fit tout perdre, sauf l’honneur, avant de retourner à Rome subir tout de même la colère du pape. Mais le mal était fait.
L’Égypte cependant me valut un ami. C’est devant Damiette que je rencontrai Olin des Courtils, un peu ahuri de se retrouver sur le Nil alors qu’il s’était croisé avec le comte Hervé de Donzy(38) pour venir prier au tombeau du Christ et demander, pour sa femme et lui, le bonheur d’avoir un fils. Ils étaient mariés déjà depuis plusieurs années et aucune postérité ne s’annonçait.
Il me débarrassa, non sans habileté, d’une flèche que j’avais reçue dans l’épaule et s’attacha à moi comme je m’attachai à lui. J’obtins même qu’il remplaçât l’écuyer que j’avais perdu dans la bataille. Quand nous revînmes en Palestine, je pus l’aider à accomplir son vœu en l’escortant, jusqu’à la distance permise, aux abords de Jérusalem. Avec une troupe de pèlerins nouvellement débarqués, il put gagner le Saint-Sépulcre.
Je m’attendais à le voir repartir mais il préféra rester avec moi. La Terre Sainte le fascinait, ainsi que la vie du Temple. Il se présenta donc à la Voûte d’Acre, puis, le Maître m’envoyant à Tortose pour une inspection des derniers travaux, il décida qu’il s’embarquerait de là et rentrerait enfin chez lui : pourrait-il voir son vœu exaucé avant que sa femme ne soit trop vieille ? Il eut ainsi l’occasion de prier devant le portrait de la Sainte Vierge fait par saint Luc qui, dans la basilique Notre-Dame de Tortose, était un objet de culte dans ce très important fief templier. C’est à ce moment que le destin me rattrapa.
Nous étions sur place depuis deux jours quand, avant l’office du soir, on vint m’annoncer qu’à la maison des pèlerins une femme demandait à me parler. Elle était malade et, en outre, avait avec elle un enfant de quelques jours. J’allai donc la voir, suivi d’Olin qui me quittait le moins possible avant notre séparation. La femme semblait en effet épuisée. Son visage ne m’était pas inconnu. Elle me dit alors qu’elle m’avait reconnu la veille quand j’avais traversé la maison et que c’était Dieu lui-même qui avait voulu cette rencontre parce qu’elle était en route vers Acre pour me rencontrer quand le mal l’avait terrassée.
— Je suis Amena, la nourrice et fidèle suivante de la princesse Mélisende. C’est elle qui m’envoie pour que vous secouriez son enfant. Le bébé est en grand péril si Bohémond le Borgne vient à s’en emparer…
Elle me montra un nourrisson qui dormait paisiblement, enveloppé dans des couvertures, et semblait, lui, en excellente santé. Elle ajouta qu’il s’appelait Renaud et qu’il avait été baptisé…
— Pourquoi, en ce cas, son époux voudrait-il le tuer ? Un fils est une bénédiction…
— Sauf s’il est d’un autre… La mère aussi pourrait mourir !
— D’un autre ? Mais de qui, alors ?
Elle m’attira près d’elle pour s’assurer que nul ne l’entendrait, pas même Olin très occupé à contempler avec émerveillement le petit garçon dans son paquet de couvertures. Amina me chuchota qu’il s’agissait simplement d’une histoire d’amour entre deux êtres qui n’auraient jamais dû se rencontrer : l’aventure d’un chasseur égaré à la poursuite de son faucon, qui croise le chemin d’une jeune châtelaine esseulée, assise au bord d’un fleuve en compagnie d’une suivante, à peu de distance d’une tour et de quelques bâtiments en mauvais état. Elle dit comment le beau chasseur revint, encore et encore, et comment ce qui devait arriver arriva. Elle dit aussi que la guerre avait éloigné l’amant et qu’il ne savait pas que l’amour avait donné un fruit.