— La rémission, je le crains, ne sera pas très longue mais… que la volonté de Dieu soit faite ! ajouta-t-il en s’étendant de nouveau avec l’aide de Renaud.
Le grand corps maigre tremblait et le jeune homme chercha sa propre couverture pour l’ajouter à la sienne. Après quoi il préleva un peu du remède qu’il lui fit boire.
— Tu as tout lu ? demanda Thibaut avec un soupir de soulagement.
— Tout, oui… et il y a…
— Des choses que tu voudrais savoir ? Gageons que je connais la première : qui est ton père ?
— C’est bien naturel, il me semble ?
— Très naturel. Encore que je ne sois pas certain que tu en aies grande joie car, si tu es mon cher petit-fils, tu es aussi celui… de Saladin !
— Quoi ? Mais ce n’est pas possible ? s’écria Renaud étranglé d’horreur.
— Pourquoi pas ? En Palestine tout est possible, même l’incroyable. Le chasseur au faucon égaré était le malik d’Alep, Al-Aziz, qui a succédé à son père Al-Zahir deux ans avant le mariage de ta mère avec Bohémond. D’après ce que j’ai compris, lors de sa rencontre avec Mélisende il séjournait à Kella non loin de l’Oronte. Il a aimé ta mère et elle l’a aimé…
— Un Sarrasin infidèle ? Comment a-t-elle pu ?…
— L’amour, tu l’apprendras peut-être – et je ne suis pas certain de le souhaiter ! –, se moque des frontières de race, de religion, de couleur de peau… et même des pires maladies. S’il n’en était ainsi, dis-moi par quelle magie Ariane l’Arménienne aurait-elle pu aimer un lépreux jusqu’au bout de l’horreur ?
— Je pense qu’elle devait voir son âme à travers le corps détruit.
— Jolie phrase ! Le corps était pourri, pourtant.
— Oui… mais ce devait être un homme tellement exceptionnel ! J’aurais aimé le connaître. Au fait, le manuscrit ne dit rien de cette Ariane. Qu’est-elle devenue ?
— Un an après la prise de Jérusalem, les Hospitalières comme les Hospitaliers ont dû quitter la Ville sainte pour Acre, ainsi que le spécifiait le traité passé entre Saladin et le roi anglais. Ne la trouvant pas au moment du départ, les saintes filles la cherchaient partout. Cette miraculée représentait pour elles une sorte de trésor et elles se lamentaient déjà, quand l’un des moines grecs chargés du Saint-Sépulcre est venu chercher la mère prieure pour lui montrer ce qu’il venait de découvrir : Ariane étendue sur le tombeau de Baudouin. Morte !
— Morte ? De quoi ?
— Personne n’a su le dire ! Aucune blessure, aucune trace de poison, ce qui l’eût rejetée dans les ténèbres extérieures. Rien ! Elle était morte, tout simplement, et son visage était empreint d’une telle joie qu’on l’a enterrée sous une dalle, près du tombeau de celui qu’elle venait de rejoindre. Tu vois, l’amour, le vrai, moins rare qu’on ne peut le supposer dès l’instant où l’on sait l’attendre et le reconnaître, peut tout obtenir de l’homme ou de la femme et tout donner…
— Un infidèle ?
— Qui est fidèle à un seul Dieu… comme nous ! Ils l’appellent autrement, ils ont d’autres lois et une autre morale qui n’inclut pas l’amour. Pour eux, le Paradis se conquiert au tranchant du cimeterre. Ils reconnaissent au Christ la qualité de prophète. Quant à leur prophète, il a dit : « Le salut est dans les sabres fulgurants et le Paradis dans l’ombre des épées. Celui qui combat pour que ma parole soit au-dessus de tout, celui-là est dans ma voie… » Voilà où ils se trompent, et j’ai peur qu’ils ne s’obstinent dans cette erreur parce que leur loi correspond mieux à l’instinct profond des hommes. Vers quoi es-tu attiré toi-même ? Le fracas de la guerre ou le silence du monastère ?
— J’aurais tellement voulu être chevalier ! soupira Renaud.
— Pourquoi pas ? Non, ne dis rien ! Il ne faut pas m’interrompre tant que le mal me laisse l’esprit encore clair, car il y va de ton avenir…
Une violente quinte de toux coupa la parole du vieil homme. Même après avoir bu un peu de miel fondu, il mit du temps à reprendre son souffle. À l’évidence, parler lui coûtait un effort difficile, pourtant il réussit à reprendre :
— Écoute ! Il faut que je te dise… tout de suite… parce que c’est important… Quand tu partiras… et ce sera bientôt, va à la Commanderie Saint-Thomas… de Joigny ! Sous ce froc, tu y arriveras sans péril. Le Commandeur… a reçu de moi… il y a longtemps… un acte important pour toi…
— Depuis si longtemps, ce n’est peut-être plus le même Commandeur ? hasarda Renaud.
— Si… Frère Adam est très âgé… mais toujours vivant. Sinon j’en aurais été prévenu…
— Frère Adam ?
Si souffrant qu’il fût, Thibaut trouva la force de rire :
— Oui… lui – même ! Frère Adam Pellicorne ! Un haut dignitaire du Temple qui n’a rien accepté de plus qu’une commanderie. Il te guidera… que tu veuilles devenir Templier ou rester dans le siècle ! Mais je voudrais que tu puisses… aller là-bas… en Terre Sainte, pour retrouver ce que je ne suis jamais allé chercher. La Croix ! La Vraie Croix !
— Pourquoi ? Le royaume en avait bien besoin, pourtant !
— Le royaume, oui… mais dans leur ambition les rois ne pensaient qu’à eux-mêmes. Henri de Champagne seul… la méritait et je voulais aller lui proposer de lui dire où elle était quand j’ai appris sa mort ! Ensuite j’ai préféré la laisser dans cette terre sanctifiée jadis par les pas du Christ et, plus tard, par tout ce sang versé aux Cornes d’Hattin. Va la chercher… pour notre roi Louis qui a déjà sauvé la Couronne d’Épines et qui en est digne entre tous !
— Avec l’aide de Dieu, j’obéirai… mon père !
Un sourire heureux vint éclairer le vieux visage miné par la souffrance :
— C’est un mot bien doux, tu sais ? Mais j’ai encore quelque chose à dire : fais en sorte que la Croix ne tombe jamais aux mains des Templiers ! Jamais, tu entends ?
— Pourquoi ? Vous en êtes un… et vous révérez le Temple.
— Certes, certes ! Cependant… je n’ai… ni le temps… ni le droit de te… révéler ses obscurités ! Fais… ce que je te dis… et que Dieu… soit avec toi !
La belle main sèche levée sur la tête du jeune homme eut tout juste le temps d’y tracer le signe de la bénédiction. La toux revenait, déchirante et, cette fois, incessante. Durant des heures, Renaud s’efforça d’apporter un peu d’adoucissement à la douloureuse agonie. C’était une douleur pour lui aussi, qui ne découvrait son grand-père que pour le perdre et s’en trouvait si malheureux…
Thibaut de Courtenay mourut la nuit suivante.
Dans le vieux coffre d’où il avait tiré la robe noire pour l’en revêtir, Renaud trouva un grand manteau blanc frappé d’une croix pattée d’un rouge éteint. Il le sortit pour en envelopper celui qui s’en allait comme il eût fait avant de monter à cheval. En dépliant avec respect le noble vêtement il en fit tomber un petit rouleau de parchemin qu’il déroula.
Dessiné à la plume – la même sans doute qui avait écrit toutes les pages du manuscrit –, avec une extrême finesse et pas le moindre repentir, un jeune visage de femme apparut, plus beau que le plus beau des rêves, si fascinant que le jeune homme le regarda longtemps avant de décider ce qu’il convenait de faire. C’était très certainement le visage d’Isabelle et, un instant, il pensa à glisser le portrait dans les mains du mort, mais l’idée de s’en séparer lui fut tout à coup insupportable. Elle était son aïeule après tout et, dans la vie incertaine qu’il allait entamer, elle représenterait le seul trésor le rattachant au passé, un viatique pour lui en même temps qu’une obscure espérance… Il garda le rouleau.