— Que non pas ! La rançon a été payée. Cent mille dinars d’or !
— Cent ? Par qui, mon Dieu ? La princesse Constance son épouse est morte et Bohémond son beau-fils, aujourd’hui prince d’Antioche, ne doit pas se soucier beaucoup de lui ?
— En effet. Aussi la question reste entière. Qui a payé pour que, la paix revenue, nous retrouvions ce fauteur de troubles ? Au fait, Thibaut, il est ton cousin. La terre de Châtillon dont il est issu n’est pas loin de Courtenay.
— Eh bien, soupira Thibaut, on dirait que ma famille s’agrandit. Dois-je en être satisfait plus que vous ?
— L’avenir te le dira…
Marietta venait de reparaître, le mécontentement peint sur sa figure. Elle salua profondément l’archevêque mais bougonna :
— Les affaires de l’État ne peuvent-elles attendre que le roi soit baigné et reposé ? Il en a bien besoin, pourtant ! Vous devriez le savoir, monseigneur ! ajouta-t-elle.
— C’est vrai ! Pardonnez-moi, sire, cette intrusion dont je n’ai pas pensé qu’elle pouvait être inopportune. Je me retire…
— Non, protesta Baudouin, je veux vous parler d’une affaire plus importante encore que le retour de ces hommes. Acceptez-vous de m’attendre un moment ? Il y a ici du vin de Galilée et des fruits pour vous faire prendre patience.
Guillaume de Tyr accepta d’un sourire et alla s’installer sur l’un des sièges en cèdre sculpté garnis de coussins bleus – le bleu était avec le blanc la couleur favorite de Baudouin –, disposés sur la galerie près d’un grand plateau de cuivre à pieds supportant un plat de figues, des gobelets et un pot en verre de Sidon plein d’un vin sombre et parfumé. Thibaut le suivit, le servit et prit place auprès de lui :
— Si vous me racontiez l’histoire de ce Renaud de Châtillon, monseigneur ? demanda-t-il en remplissant un gobelet pour lui-même.
— Celle de ton père ne t’intéresse pas ?
— Y a-t-il seulement quelque chose à dire ?
— Pas vraiment. Tu as raison : l’autre est plus attachant. Plus redoutable aussi pour la paix du royaume. En fait, son histoire est celle d’un cadet de famille contraint par les lois de l’héritage à chercher fortune par lui-même. Il a quitté la France avec la deuxième croisade, celle que menait le roi Louis VII de France qu’accompagnait d’ailleurs la reine Aliénor son épouse. Entre parenthèses, ce fut à cause d’elle que l’expédition tourna court. Tout cela parce que à Antioche régnait son oncle, Raymond de Poitiers, qui fut sans doute l’un des hommes les plus séduisants de son temps. Aliénor noua avec lui une intrigue passionnée qui naturellement déplut à l’époux. D’où un retour précipité en France. Mais Renaud de Châtillon, lui, ne repartit pas. Notre pays lui plaisait avec son soleil, ses richesses et la vie tellement plus large qu’en Europe. Il resta et mit son épée au service du prince Raymond. Ce qui le plaça souventes fois sous les yeux de la princesse Constance mariée à celui-ci.
« Lorsque Raymond trouva la mort en juin 1149 dans un engagement contre Nur ed-Din, Constance se retrouva veuve et sans autre défenseur qu’un enfançon. Or, si Raymond était prince d’Antioche, c’était du fait de sa femme. Veuve, mère de quatre enfants celle-ci n’avait pourtant que vingt-deux ans. Il fallait un bras solide à la tête de cette princée si importante et donc remarier Constance. Les plus hauts barons, des princes même, parents de l’empereur Manuel, prétendirent à sa main. Elle les refusa tous et, un beau jour, déclara qu’elle aimait un chevalier sans fortune, un soldat d’aventures nommé Renaud de Châtillon et voulait l’épouser. Ce fut un beau scandale : tout le monde protesta, les barons du royaume comme les notables d’Antioche, mais… Constance s’entêta.
L’archevêque prit une figue, la dégusta avec un plaisir visible, but un peu de vin et reprit :
— Je ne sais trop ce que seize ans de prison auront fait de lui, d’autant qu’il doit avoir environ cinquante ans à présent, mais c’était un homme vraiment superbe, un géant dont la beauté barbare laissait peu de femmes insensibles. Constance, qui avait aimé profondément Raymond de Poitiers, ne pouvait lui donner comme successeur qu’un homme très séduisant. Elle laissa crier, l’épousa et ne tarda pas à s’apercevoir qu’elle avait fait une folie car, passé brusquement d’une totale obscurité au rang de prince d’Antioche, Renaud perdit complètement le sens des mesures. Enivré par son pouvoir tout neuf, il ne laissa pas une minute avant de montrer de quel bois il était fait en réglant ses comptes avec ceux qui ne voulaient pas de lui. Le premier à en souffrir fut le patriarche de la ville, Aimery de Limoges, qui était un vieillard peut-être un peu caustique, mais sage et respecté. Renaud le fit saisir en dépit de son âge et de ses infirmités, traîner à la forteresse. Là, après l’avoir fait fouetter jusqu’au sang, il fit enduire ses plaies de miel et l’exposa nu et enchaîné sur la plus haute tour, à la brûlure du soleil et aux attaques des insectes.
— Quelle abomination ! exprima Thibaut, le cœur soulevé de dégoût. Et naturellement, le pauvre homme en est mort ?
— Non. Sa chance fut que le roi de Jérusalem qui était alors Baudouin III, l’oncle de notre prince, fût averti très vite de ce qui se passait à Antioche. Il expédia son chancelier et l’évêque d’Acre à Renaud avec l’ordre formel de leur remettre sa victime. Comprenant qu’il allait au-devant des plus graves ennuis, le nouveau prince libéra le vieil homme que ses sauveurs ramenèrent à Jérusalem, en triste état, bien sûr, mais où il vécut encore quelques années en conservant son titre de Patriarche d’Antioche.
Sur ces entrefaites, le prince arménien de Cilicie – une province qui se trouve au nord d’Antioche sous la férule de Byzance – tenta de s’en libérer. L’empereur Manuel Comnène envoya son cousin Andronic, un soldat de valeur crois-moi, pour ramener les Arméniens dans le droit chemin, mais Andronic se fit battre. L’empereur alors s’adressa au prince d’Antioche en vertu du droit de vassalité dont les Byzantins se croyaient investis depuis la Grande Croisade. Très flatté, Renaud alla joyeusement ravager les terres de son voisin avec tant de sauvagerie que ceux-ci firent la paix avec l’empereur et Renaud dut rentrer chez lui, mais il attendait de Byzance un dédommagement pour ses bons et loyaux services. Ne voyant rien venir, il décida de se servir tout seul. Il choisit pour cela la plus riche des provinces grecques, l’île de Chypre, séparée de son port de Saint-Siméon par une quarantaine de lieues, et lui tomba dessus. Rien ne fut épargné aux Chypriotes qu’il massacra sans oublier les enfants en bas âge. Cultures et arbres fruitiers furent ravagés, détruits, les églises pillées et incendiées, les couvents forcés, les nonnes violées et égorgées, les moines privés de leurs pieds, de leurs mains, de leurs nez et de leurs oreilles, après quoi Renaud s’en revint chez lui avec un énorme butin mais sous la réprobation générale : Chypre était terre chrétienne et Renaud se voulait prince chrétien. L’empereur quitta Byzance pour châtier d’abord le prince de Cilicie qui bizarrement avait aidé Renaud dans son entreprise, puis prit le chemin d’Antioche à qui nul ne voulait plus porter secours. Et Renaud dut se résigner à venir au camp de l’empereur demander pardon, tête nue, bras nus et tenant son épée par la pointe. C’était à Mamistra. Manuel Comnène laissa Renaud à genoux pendant un long moment avant de prendre l’épée tendue et de relever le coupable qu’il daigna absoudre. Tout s’acheva dans les fêtes : l’empereur donna sa nièce, la belle Theodora, au roi de Jérusalem – dont la diplomatie avait fait merveille durant la crise – et épousa lui-même Marie d’Antioche, fille de Constance et donc belle-fille de Renaud. Cela se passait il y aura bientôt vingt ans.