— Une charge à la cour peut-être pour lui ? Quant à Renaud et puisque les armes seules lui conviennent, pourquoi ne pas lui confier la garde de Jérusalem ?
— Il se pourrait qu’ils trouvent vos propositions un peu minces. Tous deux ont toujours eu les dents longues et la captivité n’a sûrement fait que les aiguiser.
— Il faudra bien qu’ils s’en contentent ! s’écria le roi avec un mouvement d’humeur. Je n’ai pas le pouvoir de leur donner des terres. Où les prendrais-je ? Dois-je déposséder deux de mes barons pour les satisfaire et porter la guerre dans le royaume alors que Saladin se tient tranquille ? Il faudrait que je sois fou !
— Ce qu’à Dieu ne plaise ! conclut l’archevêque avec un sourire. Je suis heureux de constater une fois de plus votre sagesse. D’ailleurs, la vie fastueuse, la bonne chère, les vins, la soie, le velours et les femmes vont bien nous accorder quelques jours de répit. Le temps pour eux de se rouler dans la débauche…
Tandis qu’avec Thibaut le roi regagnait enfin son appartement au milieu du vacarme généré par les préparatifs de la fête, il demanda soudain à son écuyer :
— C’est ton père qui vient d’arriver. Pourquoi ne t’es-tu pas avancé tout à l’heure pour le saluer ? Il est vrai que j’aurais pu, moi, me charger de vous réunir.
— Grand merci au contraire, sire, de n’en avoir rien fait… L’annonce de son retour ne me causait guère de joie et je le rencontrerai toujours assez tôt.
— C’est ton père pourtant.
— Qui donc a jamais souhaité être reconnu fils d’un lâche ? Puisque tel on le dit…
2
Ce que femme veut…
Dans la maison de son père Toros le lapidaire, Ariane était traitée en pestiférée.
En regagnant le quartier arménien proche de la citadelle – il occupait le sud-ouest de la ville tout contre ses formidables murailles –, Toros avait secoué l’espèce d’hébétude qui s’était emparée de lui quand sa fille avait embrassé le roi. Soudain furieux, il s’était jeté sur elle avec une force et une rapidité surprenantes chez un homme aussi gras et aussi placide. Empoignant son épaisse natte noire, il l’avait autant dire traînée jusqu’à sa maison sans s’occuper de ses cris de douleur ni des commentaires divers des passants, qui ne se souciaient cependant pas d’intervenir parce que Toros était un homme riche et considéré. Sa demeure n’était peut-être pas beaucoup plus grande que celles de ses voisins, mais elle était mieux défendue. Une solide grille en barreaux de fer donnait accès à un couloir obscur au bout duquel on atteignait une porte de cèdre armée de ferrures ouvragées donnant sur une cour intérieure à arcades basses. Au centre, la faïence bleu de mer d’une vasque où clapotait un filet argentin. Des lauriers-roses couverts de fleurs lui tenaient compagnie et, sur deux côtés, l’habitation formait un L, une partie étant réservée à l’atelier et l’autre à la vie quotidienne. L’endroit était frais, agréable à l’œil, mais la coupable n’eut guère le temps de s’y attarder. Bousculant sans ménagements une vieille servante au visage ingrat sous une coiffe plate qui, de saisissement, lâcha son plat d’oignons cuits, Toros tira sa fille à travers la cuisine et une resserre jusqu’à l’entrée d’une cave dans laquelle il la précipita :
— On t’apportera une paillasse et de quoi manger, hurla-t-il hors de lui, mais tu resteras ici jusqu’à ce que je sache si tu as pris le mal maudit. Si tu es infestée, j’irai chercher les frères de Saint-Ladre pour qu’ils te conduisent à la maladrerie où tu seras enfermée jusqu’à ce que tu meures !
— Et si… je ne le suis pas ? émit péniblement la jeune fille, moulue et à demi assommée.
— Je… je ne sais pas ! Il faut que je réfléchisse… Peut-être que j’irai les chercher tout de même… par précaution ! Quel homme voudra encore de toi après ce scandale ? Certainement pas le fils de Sarkis à qui je t’ai promise ! À moins qu’il ne soit pas ici en ce moment ? Je sais qu’il devait se rendre à Acre…
De toute évidence Toros n’ayant pas de fils peinait à voir disparaître de son horizon un mariage qui eût rapproché de la sienne la maison de l’orfèvre Sarkis. Ses pensées tournaient vite dans sa tête et il se disait que peut-être… tout n’était pas perdu si Ariane n’avait pas contracté la lèpre.
— Vous feriez aussi bien de m’emmener tout de suite à Saint-Ladre, murmura la jeune fille d’une voix lasse. Si je ne peux être au roi, je préfère la maladrerie au fils de Sarkis.
— Être au roi ? Pauvre folle ! Tout mesel qu’il est, il n’a que faire de toi ! Maintenant, tu n’es même plus bonne à devenir une putain et si je ne me retenais pas…
Il leva son gros poing, prêt à frapper, et Ariane se replia sur elle-même, la tête dans les épaules pour amortir le coup qui ne vint pas. Avec son sens du commerce, Toros pensa que, si sa fille n’était pas atteinte, il serait stupide d’abîmer une beauté à peine éclose et que le temps confirmerait. En dehors du fils de Sarkis, d’autres hommes lui avaient laissé entendre qu’ils aimeraient mettre dans leur lit une aussi charmante épouse. Haussant les épaules, le lapidaire arménien remonta les quelques marches de la cave, referma et ôta la clef. Il fallait vraiment qu’il réfléchisse.
Derrière la porte, Toros trouva la servante qui n’avait même pas cherché à ramasser ses oignons. Elle était trop vieille pour avoir encore peur d’un maître qu’elle avait connu mouillant ses langes et le traitement qu’il infligeait à sa fille l’indignait. Elle l’apostropha :
— Qu’a-t-elle donc fait pour que tu la maltraites et l’enfermes comme si elle était enragée ?
— Elle est enragée et je te conseille de la laisser là où elle est si tu ne veux pas sentir le poids de ma colère, car elle m’a gravement offensé en se déshonorant publiquement.
— C’est impossible… ou alors elle a perdu la tête. À moins que ce ne soit toi ? Une fille si douce, si modeste, si sage ! Une fleur de vertu.
— Ta fleur de vertu s’est jetée dans les jambes du destrier du roi qui s’en revenait de guerre. Elle lui a donné des fleurs… puis ses lèvres en un baiser qui n’en finissait pas. Et devant tout Jérusalem ! grinça Toros cependant que la vieille femme hochait la tête avec tristesse.
— Il y a longtemps qu’elle l’aime ! soupira-t-elle en reniflant une larme. Cela date du jour où il est venu ici, accompagnant le roi son père qui voulait des rubis pour sa jeune épouse. Ils devaient avoir tous deux six ou sept ans, et ta fille a été éblouie pour toujours. Il était si beau, ce garçon !
— Il va l’être beaucoup moins, et avant peu ! En dépit des soins qu’on lui donne, la lèpre fait son chemin. Il ne cache pas encore son visage mais il ne quitte pas ses gants. Et elle, cette malheureuse qui a crié que s’il était lépreux elle voulait l’être aussi et se donner à lui ! Tous ont pu l’entendre et la voir se coller à lui pour l’embrasser. Oh, Dieu de nos pères, un homme a-t-il jamais senti pareille honte ! Sans compter celui qui la désirait et n’en voudra plus !
— Si tu parles du fils de Sarkis, ricana la vieille femme, je peux te rassurer. Il la prendrait couverte de poux, de gale, pissant le sang et meselle confirmée tant il a envie d’elle !
— Pour une nuit peut-être et se passer l’envie, mais pas comme épouse. Sarkis en tout cas n’en voudrait jamais dans sa maison. Et moi qui souhaitais faire de leur enfant mon héritier !
— Mais elle ne voulait pas ! Léon, le fils de Sarkis, lui fait horreur et je me demande si elle n’a pas désiré mettre l’irréparable entre elle et un mariage qui n’arrangeait que toi. Qu’est-ce que tu vas faire à présent ?