De toute façon qu’il allât vers Courtenay ou ailleurs était de peu d’importance. Tout autour de lui, le monde ne pouvait que se montrer hostile et sa seule chance était de trouver sur son chemin un moutier ou un lieu d’église qui lui serait un asile inviolable. Il devait bien en exister un ou deux aux abords de la cité suzeraine ?
Même dépouillée par l’hiver, la forêt était belle, coupée de menus ruisseaux. Il y avait de grands chênes, des hêtres, des bouleaux et des aulnes, des saules aussi près des filets d’eau, et dessous un fouillis de ronces, de merisiers, de prunelliers, de houx et de pommiers sauvages – sans plus de fruits, malheureusement ! Et le fugitif avait si faim, si faim ! En même temps il se sentait bien las et l’idée lui vint que s’il trouvait un rocher ou des buissons pour s’abriter, le mieux serait peut-être de prendre un peu de repos en vertu du vieil adage qui veut que « qui dort dîne ».
Il trouva presque tout de suite ce qu’il cherchait : un amoncellement de trois rocs en surplomb d’un trou broussailleux mais dépourvu d’épines où il se glissa non sans s’écorcher encore. Le trou était étroit mais on pouvait s’y étendre une fois franchies les broussailles. En outre il y faisait sec et un peu moins froid. Conscient donc d’y être à peu près invisible, le jeune homme s’y coucha pelotonné sur lui-même et s’endormit.
Quand il s’éveilla, il avait toujours aussi faim mais il se sentait reposé et prêt à poursuivre son chemin. Le bref jour d’hiver s’achevait. Il était temps de se remettre en route. Ce qu’il fit après avoir bu un peu d’eau d’un ruisseau voisin et mâché une racine affleurante hâtivement lavée qui lui donna seulement l’illusion de la nourriture.
S’il ne trouvait pas très vite de quoi se sustenter, le résultat risquait d’être aussi désastreux que si on l’avait pendu, mais beaucoup plus long à venir… Cependant il se reprocha aussitôt ces idées noires. Si Dieu lui avait permis d’échapper au gibet, il ne l’abandonnerait pas dans sa quête pour la vie. Et tout en reprenant sa marche qu’il étaya d’une branche presque lisse trouvée à terre, il eut soudain l’impression que quelque chose le poussait en avant. Son ange gardien peut-être ?… Ou encore l’âme de sa pauvre mère que les soldats du bailli avaient assommée au seuil de leur maison quand ils étaient venus s’emparer de lui en l’accusant d’un meurtre qu’il n’avait pas commis ? À cette pensée les larmes lui montèrent aux yeux et il s’en étonna : il avait tant pleuré sur elle dans sa prison qu’il ne devait plus lui en rester une seule à verser…
Le froid se faisait plus vif et d’un revers du bras il essuya sa figure de crainte que les pleurs n’y gèlent. En outre, ils lui brouillaient la vue et il n’y faisait déjà pas si clair ! Il avait rejoint un ruisseau qu’il décida de suivre en pensant qu’il devait bien mener quelque part…
Soudain, à travers le treillage serré des troncs d’arbres le fugitif crut voir briller quelque chose : une faible lumière qui pouvait être celle d’une chandelle et, tout naturellement, il se dirigea vers ce menu signe de vie comme les Mages vers l’Étoile dans la nuit de Bethléem. Elle disparut pourtant sous la densité accrue des bois et parce que le ru s’offrait le luxe d’un méandre. À cause de ce caprice, pourtant, le jeune homme sut de quoi il s’approchait. Le souvenir lui revint de ce jour d’automne, il y avait… oh, plus de dix ans que son père l’avait mené ici en lui recommandant le silence et le secret – ce qui avait fait frissonner l’enfant de plaisir. Jamais encore, lorsque son père l’emmenait, on n’était allé si loin de la maison puisque l’on en était parti la veille. Ce dont le petit s’était émerveillé d’autant que l’on n’avait fait halte dans aucune auberge : le cheval portait avec eux ce qu’il fallait.
De questions, il n’en avait posé aucune, sachant bien qu’elles ne seraient pas reçues. Il s’était contenté d’attendre, avec la joie secrète, l’orgueil aussi, d’être jugé digne d’approcher un mystère. L’arrivée ne l’avait pas déçu et il espérait de tout son cœur qu’il en serait de même aujourd’hui.
Quand le rideau d’arbres et de buissons enfin s’écarta, révélant une clairière, la vieille tour à demi ruinée fut devant lui et, si le jeune homme frissonna une fois encore, ce fut de joie parce que la petite flamme de tout à l’heure brûlait derrière une étroite fenêtre. Cela devait vouloir dire que le vieil homme vivait toujours et qu’il allait le secourir. Le besoin s’en faisait sentir si cruellement qu’il repoussait la méfiance qu’éprouve une bête traquée. Après tout même si quelqu’un d’autre habitait à présent la tour oubliée, même s’il se trouvait en face d’un ennemi, il ne lui restait plus grand-chose à perdre…
Quelques marches inégales menaient à la porte basse. Il se colla contre son bois rude, anticipant pour son corps transi la bonne chaleur qui devait régner de l’autre côté puis, après une dernière hésitation, toqua d’un doigt si gourd qu’il ne fit guère de bruit. Alors il recommença, mettant ce qui lui restait de forces dans son poing. Une voix profonde lui répondit :
— Qui va là ?
— Un malheureux… qui implore secours !
Le vantail s’ouvrit aussitôt révélant, découpée dans la lumière, une haute silhouette en robe de bure noire, un crâne chauve où glissait un reflet jaune, une longue barbe blanche. La silhouette se voûtait et l’homme s’appuyait à présent sur une béquille mais le fugitif sut que c’était le même qu’autrefois.
— Sire Thibaut, pria-t-il, ayez pitié de moi !
— Tu me connais ? Qui es-tu ?
— Renaud des Courtils. Mon défunt père, jadis, m’a mené ici…
— Entre ! Entre vite !
Quittant le chambranle où il se soutenait, le jeune homme se jeta à genoux près de l’âtre central où brûlaient quelques bûches au point que le vieillard crut qu’il allait prendre le feu dans ses bras. Il n’était plus guère vêtu que de haillons trempés et tremblait si fort que ses dents claquaient.
— D’où viens-tu en cet état ? S’inquiéta celui qu’il avait appelé sire Thibaut. Où est ton père ?
— Mort… à la Saint-Hilaire, il y a un mois. Un flux de ventre qui l’a vidé comme un sac de son troué. Ça a été le premier de nos malheurs. Le bailli du roi a voulu s’emparer de notre héritage sous le prétexte d’argent que mon père lui aurait emprunté. Ce qui est faux !
— Tu n’as pas besoin de le dire. Jamais ton père n’a dû un liard à qui que ce soit. Mais ôte ces hardes trempées et enveloppe-toi là-dedans ! ajouta-t-il en tendant à son hôte un morceau de couverture tiré d’un coffre en bois grossier. Je vais te frictionner pendant que tu me diras la suite.
— Oh ! Ce sera vite fait : le bailli est venu chez nous, aux Courtils, pour nous en chasser. Un de ses hommes a tué ma mère qui s’opposait à lui en le maudissant et moi on m’a jeté en prison après m’avoir désarmé…
— Pour avoir voulu défendre ton bien ?
— Non, ricana Renaud avec amertume. Pour avoir tué ma mère et volé une agrafe de manteau au bailli, et qu’on a trouvée dans mon matelas sans que je sache comment elle y était venue.