Il en fut à peine surpris. Dès l’instant où il avait posé les yeux sur lui le jour de son retour avec Renaud de Châtillon, Thibaut n’avait éprouvé aucun élan d’aucune sorte, sinon la certitude qu’en face de cet homme il lui faudrait toujours rester sur ses gardes et qu’aucun lien, jamais, ne se tisserait. Même l’état misérable où Courtenay se trouvait alors ne l’avait pas ému parce qu’en dépit de son jeune âge il savait lire sous les apparences. Trop souple, trop glissant, trop fuyant, sous des dehors où la grâce le disputait à l’arrogance, Jocelin de Courtenay, au contraire de Raymond de Tripoli, n’avait tiré aucun enseignement de ses années de captivité : il n’en revenait que plus avide de jouir d’une vie et de privilèges que son titre de comte titulaire d’Edesse et de Turbessel ne justifiait pas plus que celui de prince d’Antioche pour son compagnon de geôle. Sa chance était de retrouver sa sœur installée dans le rôle superbe de mère d’un roi dont on pouvait prédire sans crainte de se tromper qu’il ne ferait pas de vieux os. D’un roi qu’il méprisa d’emblée tout en s’en effrayant, mais en dissimulant ses sentiments sous la plus bénigne apparence. Revêtu à présent de la dignité de sénéchal, il s’était fait donner un hôtel en ville et de quoi mener la vie fastueuse qui lui avait tant manqué, passant de longues heures à table ou au lit en compagnie de jolies filles ou de jeunes garçons, promenant le reste du temps à travers le palais sa silhouette toujours somptueusement vêtue de tissus précieux brodés d’or ou d’argent sous lesquels un ventre confortable commençait à s’arrondir.
De son côté et en se retrouvant en face de ce fils qu’il avait oublié, Jocelin ne fit pas montre d’une joie excessive et, s’il lui donna l’accolade sans vraiment l’embrasser, ce fut uniquement pour la galerie et parce que tous les yeux étaient fixés sur lui : ses yeux à lui, bleu pâle, un peu étirés vers les tempes comme ceux de sa sœur, restèrent de glace. Depuis il ne lui avait pas adressé la parole trois fois. Encore était-ce pour des remarques désagréables.
Cette nuit-là, Thibaut, soulevé de dégoût et de haine, dut faire appel à sa raison et au souvenir de ses vœux de chevalerie pour ne pas égorger comme un porc ce gros homme qui déshonorait le nom qu’ils portaient tous deux. Sans s’inquiéter d’ailleurs de savoir s’il n’était pas sérieusement blessé à la suite de sa rencontre avec la muraille, il se soucia uniquement d’Ariane demeurée inerte et nue sur le sol, bras et jambes écartés dans la position où son agresseur l’avait clouée ; mais, en se penchant sur elle, Thibaut vit ses yeux grands ouverts sur une affreuse expression de désespoir et les larmes qui en coulaient.
En hâte il ramena sur elle les lambeaux de sa chemise déchirée, chercha son manteau pour l’en envelopper. Elle se laissait faire comme un petit enfant mais, quand Thibaut voulut la soulever, elle eut un gémissement de douleur en se laissant aller en arrière et le jeune homme, inquiet, se demanda s’il allait réussir à soulever ce poids inerte. Or il fallait à Ariane des soins que seules des femmes ou un médecin pouvaient donner. Bandant ses muscles, il se penchait pour une nouvelle tentative quand un trottinement qui s’approchait lui fit lever la tête. À son soulagement il reconnut Marietta et courut vers elle. La nourrice de Baudouin n’eut pas besoin de longues explications. Elle prit feu tout de suite :
— Vous voulez l’emmener chez dame Agnès pour qu’elle soit la risée des donzelles qui la servent ?
— Où alors ?
— Chez moi ! Prenez-la aux épaules, je prends les jambes…
Marietta devait à la maladie de Baudouin et à son statut de nourrice d’habiter une petite pièce, prise entre la chambre royale et la muraille, qui servait aussi d’apothicairerie. Elle y disposait d’un coffre, d’un entassement de matelas et de coussins, d’une cruche et d’une cuvette. On y accédait directement par l’escalier. Ariane y fut déposée, après quoi Marietta mit Thibaut à la porte.
— Allez à vos affaires maintenant ! Je sais comment soigner ça. Elle n’est pas, et de loin, la première fille violée qui me passe par les mains.
— Mais elle est sans connaissance ! Vous êtes sûre qu’elle n’est pas en danger ? Pourtant je suis arrivé vite et ce fils de chien n’a pas eu beaucoup de temps…
— Il n’en faut pas beaucoup pour forcer une fille quand on l’a d’abord étourdie d’un coup de poing. Rassure-toi !
Son corps guérira vite, mais pour son esprit ce sera plus long. Pauvrette ! Il a eu ce qu’il voulait, ce mauvais !
— Comment ça, ce qu’il voulait ? Est-ce que…
— Je dis ce qui est : depuis qu’elle est arrivée il lui tourne autour. Dame Agnès le sait bien qui lui a déjà fait remontrances. Elle voulait que la petite arrive vierge au roi. Il a dû la suivre, la guetter.
— Je croyais qu’il avait peur de la lèpre ?
— Il doit être ivre : il pue le vin ! Allez-vous-en, maintenant ! J’ai à faire !
Avant d’aller rejoindre Baudouin, occupé à recevoir le message de Byzance, Thibaut retourna au passage voûté dans l’intention d’ôter à Courtenay toute envie de recommencer. Même s’il ne gardait guère d’illusions sur ce qu’il valait, l’idée d’avoir été engendré par un tel misérable lui était odieuse. L’eût-il rencontré que le sénéchal du royaume eût passé un fort mauvais quart d’heure car le jeune homme était si furieux qu’il était prêt à le tuer. Mais il ne le trouva plus. Seule, sur le mur, une légère trace de sang disait qu’il avait été là.
3
Les dames de Naplouse
Le lendemain, après avoir assisté au départ des jeunes époux vers leur fief d’Ascalon et leur lune de miel, le roi tint un conseil élargi, profitant de la présence à Jérusalem de tous ses barons. Les nouvelles arrivées dans la nuit justifiaient cette assemblée qui se tint dans la salle où était le trône, un haut siège de bronze, d’ivoire et d’or surmonté d’un dais bleu et or et des armes de la maison d’Anjou-Ardennes. Tout autour les bannières et les écus des grands du royaume formaient une haie bruissante et colorée, chaque baron – dont plusieurs étaient des femmes ! – disposant d’une sorte de stalle sous son écu armorié. Aucun rappel ici des décors moelleux de l’Orient, adoucis de tapis et de tentures précieuses : la vaste salle était sévère sous son appareillage de pierre mais imposante et d’une grande noblesse. On attendait une ambassade byzantine dont trois galères de guerre s’étaient ancrées dans le port d’Acre. C’était là la nouvelle portée par le messager de la nuit mais pour le moment, le roi, vêtu d’une robe bleu et or, la couronne sur la tête, assisté de Guillaume de Tyr qui se tenait debout auprès de lui, réglait diverses questions.
— Sire, notre roi bien-aimé !
Celle dont la voix haute et claire s’élevait et qui vint occuper le devant de la scène était sans doute la femme investie de la plus grande puissance du moment au royaume franc, puisqu’elle régnait seule sur l’immense seigneurie d’Outre-Jourdain qui, de Jéricho à la mer Rouge, englobait le riche pays de Moab où poussaient la vigne, l’olivier, les céréales et les champs de canne à sucre, traversé par les grandes routes caravanières rejoignant l’Arabie ou les riches contrées du golfe Persique(8). D’imprenables forteresses – Montréal et le Krak de Moab – y assuraient une garde vigilante, si impressionnante que l’on avait surnommé cette femme la « Dame du Krak ».