En fait elle s’appelait Etiennette de Milly, fille de Philippe de Milly, seigneur d’Outre-Jourdain retiré au Temple en 1167 à la mort de sa femme. Âgée d’à peine trente ans, elle était déjà deux fois veuve. D’abord d’Onfroi III de Toron, fils du vieux connétable et dont elle avait un fils d’une douzaine d’années – baptisé Onfroi comme ses père et grand-père –, et une fille, Isabelle, reine d’Arménie depuis l’année précédente. En secondes noces – l’énorme territoire ayant tout de même besoin d’un guerrier confirmé à sa tête – elle avait épousé le sénéchal Milon de Plancy, un Champenois têtu, teigneux, atrabilaire et vaniteux qui ne l’avait encombrée que deux ans : pour avoir voulu s’arroger la régence du royaume pendant la minorité de Baudouin, il avait été égorgé une nuit de décembre 1174 dans une ruelle d’Acre. Depuis Etiennette menait son monde avec fermeté et intelligence : le mariage de sa fille avec Roupen III d’Arménie en était la preuve.
La veille, elle avait été l’un des ornements des noces de Sibylle car sa beauté demeurait frappante. Elle n’était pas très grande mais le paraissait tant son attitude était fière et hautaine. Une ossature parfaite conférait à son visage, délicatement aquilin, une splendeur durable. Ses grands yeux bruns au regard direct ne cillaient pas, mais ses lèvres sensuellement ourlées disaient que cette femme froide et altière pouvait s’embraser. Autre particularité : elle était peut-être la seule amie d’Agnès avec qui elle avait toujours entretenu d’excellentes relations.
Et c’est en plein accord avec celle-ci qu’elle venait de quitter son siège et s’avançait vers le trône avec grâce et majesté, laissant flotter derrière elle le long voile violet qui enveloppait sa tête et son buste retenu au front par un cercle d’améthystes et de perles. Baudouin lui adressa un sourire et un geste courtois quand elle fut devant lui :
— Que veut de nous la noble dame d’Outre-Jourdain, notre féale et amie ?
— Que le roi resserre les liens qui nous attachent à sa couronne, moi et les miens. Ce palais résonne encore des échos de la fête d’hier. Belle et grande fête qui scellait l’accord de deux maisons par l’amour de deux jeunes gens ! Aussi ai-je pensé à une autre fête, à venir celle-là, mais qui serait tout aussi bénéfique pour le royaume.
— A quelle fête pensez-vous, madame ?
— A un autre mariage. Sire notre roi, je viens ici vous demander d’accorder à mon fils, Onfroi IV de Toron, à qui je remettrai toutes mes seigneuries, votre jeune sœur Isabelle afin qu’ensemble et quand le temps en sera venu, ils donnent au royaume les puissants défenseurs dont il ne saurait se passer.
Debout auprès du trône, un peu en arrière, Thibaut serra les poings. On s’occupait un peu trop, à son goût, de l’avenir de sa princesse. Après ce soudard de Châtillon, c’était cette harpie qui, à présent, voulait mettre la main sur elle ? Pas difficile de deviner pourquoi ! Marier son rejeton à celle qui, après Sibylle, pouvait prétendre à régner serait pour Etiennette une excellente opération car ainsi son fils deviendrait roi. Mais il n’eut pas le temps de suivre davantage le fil de ses pensées. Guillaume de Tyr intervenait à sa manière souriante :
— Belle et noble idée, sire, et qui pourrait retenir votre attention… dans quelques années. La princesse Isabelle n’a pas neuf ans et son prétendu douze, si je ne me trompe ?
Etiennette de Milly toisa l’importun :
— Dans les maisons princières, les alliances se concluent tôt et la fiancée est alors élevée près de celui qu’elle épousera le temps venu.
Thibaut frémit. La Dame du Krak, il le savait, haïssait Marie Comnène pour l’excellente raison qu’après la répudiation d’Agnès de Courtenay par Amaury Ier, elle avait espéré épouser le roi et par la même occasion coiffer la couronne de Jérusalem. Quelle espèce d’affection la fille de la « Grecque », comme elle l’appelait avec dédain, pourrait-elle en espérer ? Et il éprouva une nausée à la pensée que, peut-être, Baudouin allait accepter l’alliance et envoyer sa fragile petite sœur vivre son adolescence derrière les formidables murailles du Krak de Moab. Baudouin, pour l’instant, ne répondait rien. Mais le Chancelier, lui, avait encore quelque chose à dire. Il eut, pour la dame dressée devant lui comme un cobra prêt à frapper, un sourire plein de bonhomie :
— Le roi ne saurait vous répondre sur l’instant, noble Etiennette. Nous sommes ici pour attendre une ambassade du Basileus(9). La reine douairière Marie est sa nièce et l’empereur peut avoir des vues sur sa fille. Nous ne saurions engager la petite Isabelle sans son aveu…
Il n’y avait rien à répondre à cela : Etiennette était battue et Baudouin en remercia son ancien maître d’un léger sourire. Pourtant un champion inattendu se trouva brusquement aux côtés de la Dame du Krak prête à regagner sa place : Renaud de Châtillon accourut pour lui offrir son poing mais, au lieu de la ramener, il la retourna résolument vers le trône :
— Sire, clama-t-il si fort que sa voix puissante dut s’entendre jusque dans la cour d’honneur, le maître du royaume franc de Jérusalem n’a que faire de l’avis d’un Grec pour marier sa jeune sœur. Qu’elle porte en elle une part de ce sang maudit est bien suffisant. Donnez-lui pour époux un prince bien de chez nous : cela évitera aux enfants qu’elle aura d’hériter l’esprit tordu de Byzance. La seigneurie d’Outre-Jourdain vaut un royaume. Qu’elle aille au plus digne. Qu’en pensez-vous, vous autres ? ajouta-t-il en s’adressant aux autres barons.
Les approbations lui arrivèrent d’un peu partout, faisant naître sur sa face une grimace de triomphe. Presque seul, Raymond de Tripoli protesta :
— Où vous croyez-vous donc, sire Renaud ? Ce n’est un secret pour personne que vous haïssez l’empereur depuis l’humiliation qu’il vous a infligée, quand après vos sanglants exploits de Chypre il vous a contraint à venir demander pardon à ses genoux, les bras nus et tendant votre épée par la pointe. Vous étiez alors prince d’Antioche, mais à présent vous n’êtes plus que ce que veut bien le roi…
À cet instant s’éleva la voix de celui-ci :
— Tous ici connaissent votre sagesse et votre dévouement au royaume, mon beau cousin, et je suis le premier à vous en savoir un gré infini. Cependant il ne faut pas qu’ils vous poussent à manquer de charité envers le prochain. Quant à vous, messire Renaud, nul n’ignore ici quel magnifique guerrier vous êtes et tous avec moi souhaitent que cette épée, trop longtemps réduite à l’inaction, flamboie de nouveau au soleil des batailles ; mais, pour ce qui est de la politique, faites-moi la grâce de me la laisser ! Nous entendrons les ambassadeurs de Byzance. Quant à vous, gracieuse dame, je vous reverrai avec grand plaisir !
Il n’y avait rien à ajouter. Tous le comprirent et Guillaume de Tyr dissimula sa satisfaction, heureux de constater que son élève, en dépit de son jeune âge, pouvait se montrer aussi ferme que bon diplomate. À présent, la Dame du Krak regagnait sa place, menée fièrement par Renaud qui la couvait d’un œil ardent. Duquel, soudain, elle semblait captive. Depuis qu’il était apparu auprès d’elle, Etiennette avait senti une étrange émotion s’emparer d’elle. Sous ses doigts elle sentait les os et les muscles durs de ce poing énorme, solide comme un roc. Dans un instant, elle allait s’en séparer, s’en éloigner pour retourner vers son pays de Cocagne et ses châteaux trop grands, trop vides, et déjà elle en éprouvait quelque chose qui ressemblait à de la douleur. La stature de Renaud effaçait tout, jusqu’au souvenir de sa requête, jusqu’à sa haine pour Marie Comnène, pour laisser la place à une bien séduisante idée. Qu’avait-elle à se soucier de marier son fils quand elle-même se sentait encore si jeune, ses flancs si capables de porter les fruits de l’amour ? Sans le savoir, elle refaisait le parcours émotionnel de Constance d’Antioche qui, courtisée par tant de hauts barons, avait choisi un soldat de fortune, un chevalier errant mais qui avait su éveiller en elle tous les tourments et toutes les délices de la passion…