— Ce n’est pas difficile à deviner : l’un de ces misérables, le bailli lui-même peut-être, l’y a mise. Ensuite ?
— La prison… et puis, hier au matin, la potence… dont j’ai eu la chance extrême de pouvoir me sauver.
— La potence ? Mais enfin ton père était prud’homme et franc compagnon. Il avait des amis ? Et personne ne s’est venu mettre à la traverse des desseins du bailli ? Tout de même, la corde pour qui a du sang noble !
Renaud haussa des épaules encore frissonnantes sous la laine bourrue qui les réchauffait :
— La peur règne à Châteaurenard d’où beaucoup s’en sont partis pour la croisade… ou pour rejoindre l’empereur.
Le vieil homme alla chercher dans un coin une marmite à demi pleine qu’il mit à chauffer sur la grille de fer disposée au-dessus du foyer, après quoi, dans une huche, il prit un chanteau de pain noir dont il tailla une large tranche avant de la tendre au garçon :
— Mange ça en attendant la soupe. Tu dois mourir de faim…
C’était peu dire ! Renaud se saisit du pain offert et y mordit à pleines dents. Armé d’une longue cuillère pour touiller le contenu de la marmite, le vieux Thibaut vint s’asseoir auprès de lui sur les blocs de pierre disposés autour du feu et soupira :
— La croisade ! C’était belle chose au temps du valeureux Godefroi et des princes de Tarente ! Belle chose aussi au temps où le royaume franc était grand aux mains de Baudouin et autres Amaury, comme ce roi trop tôt disparu qui m’a tenu sur les fonts baptismaux… Mais que de désastres en terre de France ! Les seigneurs partent pour un temps indéfini, laissant leurs fiefs aux mains des femmes dans le meilleur cas, et à condition qu’elles soient capables et gardent auprès d’elles un fils pour les aider. Sinon, on gage le fief à un cousin, à un voisin que l’on croit honnête ou encore au roi afin d’en obtenir des subsides pour l’expédition. Et que font ces gens à qui l’on a donné mandat ? Ils envoient d’autres gens à eux, un bailli qui pressure le peuple d’autant plus que son maître entend toucher de gros revenus et qu’isolé dans son coin, il peut s’assurer à lui-même une fortune. Et si, pour les pauvres gens, c’est le début des temps mauvais, pour le grand fief c’est celui de la décomposition…
— N’êtes-vous pas allé vous-même à la croisade, messire ? C’est du moins ce que disait mon père… et aussi que vous étiez…
Gêné par les mots qui lui venaient, le jeune homme préféra se consacrer tout entier à son morceau de pain et ce fut le vieillard qui acheva la phrase :
— … un frère que le Temple a rejeté pour avoir manqué gravement à la règle de l’ordre, et dont les âmes simples d’alentour ont fait un Templier maudit. Ce dont je suis redevable d’une grande solitude et d’une paix profonde tant on craint les maléfices que j’ai pu rapporter de là-bas ! De là-bas qui était mon pays. Car, sache-le comme le savait ton père, je ne suis jamais parti en croisade : je suis né là-bas.
— Né là-bas ? Vous voulez dire… en Terre Sainte ?
Le ton admiratif arracha au vieil homme un petit rire qui s’acheva en une quinte de toux, laquelle lui empourpra la figure et ne se calma qu’après quelques gorgées d’eau prises à la cruche. Une figure qui ressemblait à une coquille de noix tant elle était brune et ridée, mais les yeux gris où perlaient les larmes restaient clairs et vigilants.
— Vous êtes malade, messire ? S’inquiéta Renaud, impressionné par la violence de l’accès. Peut-être faudrait-il un mire (1) ?
— Aucun n’accepterait de s’approcher de ma tour perdue et j’en sais plus qu’eux sur l’art de soigner les maux des hommes. C’est pourquoi je sais qu’un jour, proche je pense, cette toux m’emportera. Mais, puisque, grâce à Dieu, l’heure n’en est pas encore venue, ajouta-t-il avec un sourire, revenons à ce dont nous devisions… Je disais…
— … que vous avez vu le jour sur la terre même où naquit le Seigneur Christ.
— Pas tout à fait. Je suis né à Antioche, la puissante cité du nord, sur le fleuve Oronte, à cent cinquante lieues de Jérusalem et plus loin encore de Bethléem où le Sauveur vit le jour… Mais nous parlerons plus tard. Tu es exténué et la soupe est chaude. Mange, puis tu dormiras !
Tandis que le jeune homme dévorait l’écuellée d’épais magma de raves et de fèves, le vieil homme alla chercher dans une petite resserre une botte de paille qu’il disposa sur le sol – son lit à lui se composait d’une planche nue, d’une couverture et d’un boudin de paille comme oreiller –, après quoi il prit dans le coffre une chemise de grosse toile et une cotte de laine bourrue qu’il lui tendit :
— Mets ça quand tu auras fini afin que la couverture puisse sécher. Puis couche-toi ! Tu en as grand besoin…
Renaud ne se le fit pas dire deux fois. Cependant, avant de s’étendre, il s’agenouilla devant la modeste croix de bois noir, pendue à la muraille entre des bouquets d’herbes sèches, pour remercier Dieu d’avoir placé sur sa route obscure la lumière du refuge. Debout, derrière lui, Thibaut priait aussi et prolongea sa prière bien après que le garçon se fut lové dans la paille avec un soupir de bien-être. Ensuite il remit deux ou trois bûches sur le feu, s’assit à nouveau sur une pierre de l’âtre et entra en méditation.
Il pensait bien qu’un jour le garçon viendrait à lui et que ce jour n’était pas éloigné puisqu’il venait d’avoir dix-huit ans, mais pas de cette manière. Pas comme une bête épuisée, traquée par le chasseur, la faim, l’hiver ! Quant à ce qu’il était advenu d’Olin des Courtils et de dame Alais, sa douce et patiente épouse, cela n’avait de nom dans aucune langue chrétienne. Depuis longtemps, il est vrai, lui-même ne gardait plus la moindre illusion sur les ravages que la cupidité et la corruption pouvaient opérer dans l’âme humaine : il les avait, de ses yeux, vues détruire un royaume, le plus sanctifié des royaumes de la terre, celui de Jérusalem. Mais que ces deux démons se fussent emparés d’un homme, d’un bailli dépêché par le roi Louis qu’en dépit de sa jeunesse on disait déjà saint, au point de lui faire oublier les plus élémentaires lois divines et jusqu’à la simple prudence envers la justice royale, cela dépassait l’entendement. Cela aurait dû tout au moins faire réfléchir ce bailli, mais la tentation était peut-être trop forte de se croire maître réel de la puissante et riche comtée dont le seigneur titulaire était absent au point d’avoir vu le jour dans la pourpre impériale de Constantinople. Et pas ici !…
Étrange famille en vérité que ces Courtenay – dont il était lui-même un mince rameau ! – sur lesquels agissait si fort la magie de l’aventure et des terres lointaines. L’ancêtre Athon, fils d’un capitaine apparenté aux comtes de Sens, ne s’encombrait pas de scrupules religieux et se tailla son premier fief de Courtenay dans les terres de la grande abbaye de Ferrières. Il y bâtit un fort château et, avec le concours d’une « haute dame » dont l’histoire n’a pas retenu le nom parce qu’il l’avait peut-être bien oublié lui-même, commença la famille : un fils d’abord et quelques filles puis quatre petits-fils dont deux quittèrent la tour paternelle pour n’y plus revenir. Tandis que Milon, l’aîné, recevait l’héritage et se consacrait à l’agrandir, le second, Jocelin, prit la croix en 1101 et suivit son ami Etienne de Blois en Palestine où il se mit au service de son cousin Baudouin du Bourg, parti plus tôt avec Godefroi de Bouillon, et devenu comte d’Edesse aux frontières de l’Arménie et des terres infidèles. Admirable image de la chevalerie dans ce qu’elle avait de plus noble et de plus pur, Jocelin, beau comme un dieu au demeurant ainsi que le seraient ses descendants, reçut la riche terre de Turbessel, sur la rive occidentale de l’Euphrate. L’ascension de Baudouin du Bourg au trône de Jérusalem sous le vocable de Baudouin II valut à Jocelin la comtée d’Edesse tout entière. Avec l’aide d’une princesse arménienne il y implanta le nom de Courtenay qui allait emplir de son bruit tout le pays entre les deux fleuves et la Méditerranée. Pas pour son bien malheureusement, car le second Jocelin de Courtenay ne vaudrait pas son père et moins encore le petit-fils Jocelin III.