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— Et… elle s’appelait ?

— Mélisende de Jérusalem-Lusignan et par elle tu portes en toi le sang des rois francs. Elle a été mariée toute jeunette au prince d’Antioche Bohémond IV le Borgne… mais ce n’est pas lui ton père.

L’horreur des dernières paroles effaça la surprise merveilleuse suscitée par le si beau nom maternel :

— Un bâtard ! Je suis un bâtard ?

— J’en suis bien un, moi ! Et jamais n’en ai senti de honte. Dans les familles princières, tu sais, c’est chose presque normale et les enfants sont tous élevés ensemble.

— Peut-être, mais moi je préfère être l’honnête fils d’un honnête mariage et non le rejeton, fût-elle reine, d’une p…

La main de Thibaut durement appliquée sur sa bouche étouffa le mot insultant :

— Tais-toi ! Pour juger il faut savoir et tu ne sais rien encore. Jamais je ne te permettrai de salir ta mère. C’est une belle et douce princesse pour qui l’amour de ton père a été le seul rayon de bonheur dans le genre de vie que l’on mène quand, par raison d’État, on est mariée à une brute. Avare, lâche et époux exécrable, tel était Bohémond le Borgne. Tel il est peut-être encore pour son malheur à elle !

— Vit-elle toujours ?

— Elle pourrait car elle doit avoir trente-huit ans, mais je ne sais s’il faut le souhaiter.

— Et… celui qui m’a engendré ?

Le détour et le ton raide firent sourire Thibaut :

— Je conçois que tu ne parviennes pas à lui donner le nom de père mais pour aujourd’hui tu n’en sauras pas davantage.

— Pourquoi ?

— Parce que je pense que le temps n’est pas encore venu et que…

Une nouvelle toux lui coupa la parole et le plia en deux. La fumée dégagée par une bûche moins sèche que les autres l’incommodait visiblement. Renaud courut à la porte, l’ouvrit toute grande puis, à l’aide d’une pelle trouvée dans un coin et d’un morceau de bois, ôta la bûche coupable et la jeta dehors. Après quoi il referma et alla chercher le pot de miel, mais le vieil homme refusa : il réclama d’abord un peu d’eau, puis, l’accès se calmant, il se leva et soutenu par son bâton marcha vers l’espèce de boursouflure accolée au mur de la tour et qu’il appelait la resserre.

— Assiste-moi ! dit-il.

Plus encore qu’autour de la croix, il y avait là des paquets d’herbes qui séchaient pendues à une longue perche appuyée sur deux pierres du mur. Il y avait aussi sur une planche des pots, des fioles portant des inscriptions latines.

— En Orient, j’ai appris à soigner bien des maux. Les maisons templières ont toutes leur apothicairerie et il faut bien avouer que nous avons beaucoup appris des médecins arabes… ou juifs…

— Des infidèles ? s’écria Renaud horrifié.

— Pourquoi pas ? Ils ne sont pas que des guerriers, mais aussi de grands sages et entre les combats il y avait de larges ères de paix pendant lesquelles on se rapprochait. Souvent parce que chacun pouvait reconnaître la valeur de l’autre. Et puis aussi, il faut bien le dire, parce que là-bas la façon de vivre est infiniment plus agréable que dans nos pays du Nord. Ne me regarde pas de cet air ahuri ! Je n’ai jamais eu commerce avec le Malin mais, à ma petite échelle, j’ai appris bien des choses. Sans pour autant prétendre au rang de médecin. Vois-tu, j’ai toujours aimé les plantes, les fleurs qui sont nées d’un sourire de Dieu et cela m’a permis d’apaiser des souffrances. Tiens, voici de la bardane qui est bonne pour les maladies de la peau, la bistorte pour les flux du ventre, le sureau dont l’écorce, les fleurs et les baies peuvent soigner beaucoup d’indispositions, la valériane qui apaise les nerfs. Et ceci c’est du « pas-d’âne » qui, en décoction, apaise la toux…

— Pourquoi n’en prenez-vous pas, alors ?

— Parce que je suis un vieil imbécile qui a laissé passer le temps sans en préparer. Peut-être parce que je me sentais un peu mieux. Mais je vais en faire tout de suite…

Il prit de l’eau dans un petit pot, y jeta une grosse pincée d’une herbe grisâtre et mit le tout sur le feu.

— Est-ce mieux que le miel ? demanda Renaud en fronçant le nez comme un chien qui flaire.

— Oui, dans un sens, mais il ne faut pas en prendre trop. En outre, la plante comme le miel ne sont que palliatifs. Le mal est plus profond en moi et je sais qu’il est sans remède. Mon poumon est rongé par une bête malfaisante qui aura le dernier mot…

— Et l’on ne peut tuer cette bête ?

— Non. Elle fait partie de moi à présent et en la tuant on me tuerait. Ce serait rapide, évidemment, mais dommage car la douleur est salutaire pour qui a beaucoup péché. Dieu me pardonnera davantage si j’ai beaucoup souffert…

— Et vous souffrez en ce moment, affirma Renaud sans crainte de se tromper en voyant des gouttes de sueur perler aux tempes dégarnies et autour de la bouche qui prenait une curieuse teinte de cire. Vous devriez vous étendre. Il est vrai que cette couche ne doit pas apporter grand apaisement, ajouta-t-il en considérant d’un œil sévère la planche nue où reposait le vieil homme. Laissez-moi l’arranger un peu !

Il cherchait déjà de la paille pour confectionner une sorte de matelas mais Thibaut l’en empêcha :

— Non. Je dors dessus depuis si longtemps que les coussins les plus moelleux me seraient une gêne. Cependant je vais m’étendre et prier. Il arrive que le sommeil me soit donné pendant l’oraison. Mais auparavant…

Il marcha vers l’angle le plus obscur de sa tour et arrivé là se retourna :

— Viens m’aider ! fît-il tristement après un effort infructueux. Il me semble que je n’ai plus de forces…

Sur ses indications, Renaud ôta deux grosses pierres derrière lesquelles il y avait un espace d’où il tira un paquet enveloppé d’une forte toile et le déposa sur la table.

— Ouvre-le ! ordonna Thibaut.

Renaud dénoua la cordelette qui maintenait l’ensemble, rabattit les pans de toile auxquels s’attachait une odeur ancienne et indéfinissable, et découvrit une pile de parchemins presque aussi fins que du vélin. Ils formaient des cahiers de plusieurs feuilles reliées par des brins de chanvre tordus ensemble, passés dans des trous et noués. Tous couverts d’une écriture bien formée et facilement lisible. C’était en quelque sorte un livre sans couverture et sans titre, sauf deux dates : 1176-1230.

Le vieux chevalier posa sur l’ouvrage une main restée belle, exempte des nœuds cruels qui, avec l’âge, déforment et boursouflent les jointures :

— J’ai écrit tout cela pour toi. Il y a là… ma vie et ce que le destin lui a apporté de secrets qui te seront, je l’espère, bénéfiques. Il y a aussi ce que je sais de ta naissance. Tu dois le lire maintenant afin que le pécheur que je suis puisse s’en aller vers la paix divine. Ensuite je te donnerai les moyens de forger l’anneau qui rattachera ta vie à ce que fut la mienne, la vraie, aux lieux et temps où elle s’est arrêtée… Lis, mon enfant, lis !

Une sorte de solennité donnait à ces paroles un étrange relief. Impressionné, Renaud aida le vieil homme à s’étendre sur sa rude couche, lui fit boire un gobelet de tisane à laquelle il avait ajouté un peu de miel, remit du bois dans le feu, puis s’installa sur un grossier tabouret fait d’un tronçon d’arbre et de trois branches égalisées devant une planche posée sur des tréteaux. La lumière qui descendait comme une bénédiction de l’étroite ouverture sous laquelle il était assis avait à présent une douceur inattendue. Sa froideur hivernale se teintait d’or léger comme si le soleil tentait de venir jusqu’à lui.

Renaud leva vers elle un regard plein de gratitude, traça sur lui-même le signe de la Croix puis avec le même respect que s’il s’agissait d’un évangile mais avec beaucoup plus de curiosité, il commença sa lecture…