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« Venu finir ma vie dans cette terre ancestrale à laquelle je me sens tellement étranger et n’attendant plus de la divine miséricorde que le temps d’achever l’ouvrage que j’entreprends aujourd’hui pour l’édification de celui qui est l’enfant de mon cœur, je vais essayer de retracer ce que fut ma vie. Non parce qu’elle a été celle d’un homme illustre ou d’un important personnage : je n’en fus jamais rien, mais parce qu’elle a côtoyé tant de grandeur et de lâcheté, tant de gloire et de misère, tant de lumière et d’obscurité, tant d’abîmes et de sommets, tant de secrets et d’évidences qu’il faut bien, à la fin, que je dépose ici ce fardeau.

Que l’Esprit-Saint me vienne en aide et que Dieu, avant de me pardonner, tourne Sa face glorieuse vers ceux, vers celles dont j’ai par grand amour ou grande nécessité partagé ou suscité le péché !

Je m’appelle Thibaut de Courtenay et je porte les armes illustres d’une très ancienne famille du Gâtinais essaimée en Terre Sainte au temps de la croisade menée par Godefroi de Bouillon qui nous donna Jérusalem. Et même si la barre senestre proclame à tous que je suis un bâtard, cela ne m’a jamais empêché de les mener au combat avec orgueil – bien légitime lui ! – bien que mon père… Mais j’y reviendrai en temps voulu…

Au moment de ma naissance, survenue à Antioche, la belle cité de l’Oronte, à l’automne de l’an 1160 du Seigneur, mon père Jocelin III de Courtenay n’était plus que comte titulaire d’Edesse et de Turbessel sans plus rien en posséder. La perte d’Edesse ne lui incombait pas mais à son père, Jocelin II, homme incapable et faible parce que trop ami des plaisirs. La belle comtée du nord de la Syrie lui avait été enlevée en 1144 par l’émir de Mossoul, le redoutable Zengi. Il lui restait encore, cependant, quelques forteresses dont Turbessel, la riante, où il se plaisait particulièrement mais, homme vantard et de peu de jugeote, il trouva distrayant de narguer Nur ed-Din, le puissant atabeg d’Alep. Une nuit de mai 1150, alors qu’il se rendait de Turbessel à Antioche pour y conférer avec le Patriarche, une embuscade qui traquait volontiers les voyageurs attardés vint à bout de sa petite escorte sans d’abord savoir qui en était le chef. Ce fut un Juif qui, l’ayant reconnu, révéla son identité et il fut conduit devant Nur ed-Din qui le chargea de fers et le mit en dure prison. Il l’y tint jusqu’à sa mort survenue neuf ans plus tard. Un sursaut d’honneur et de dignité lui aurait fait préférer le supplice à l’abjuration d’une foi chrétienne qui ne semblait pourtant pas l’occuper beaucoup jusque-là mais les voies du Seigneur sont impénétrables. Pendant cette absence qui ne devait jamais finir, son épouse – ma grand-mère Béatrice, dame de Saône – s’efforça de garder Turbessel et ses autres terres des bords de l’Euphrate tout en achevant d’élever son fils, Jocelin le jeune. La tâche était trop rude pour elle, le fief se trouvant aux avant-postes du royaume franc de Jérusalem dont les souverains, en dépit de leur valeur, ne pouvaient accourir sans cesse aux quatre coins de leurs domaines pour secourir tel ou tel baron coupable de n’avoir pas respecté les traités. À cette époque, en effet, une sorte d’équilibre s’était établi, sous la forme d’une longue trêve conclue entre le roi de Jérusalem et l’atabeg de Damas. Ainsi il était admis que les troupeaux damasquins puissent être menés paître aux sources du Jourdain, dans les belles prairies entourant la ville de Panéas. Or, les cavaliers gardant ces troupeaux montaient de magnifiques chevaux qui suscitèrent la convoitise des Francs de la région qui s’en emparèrent par surprise en massacrant les gardiens. Le butin que l’on ramena vers Jérusalem fut énorme mais les lois de l’hospitalité, sacrées en Orient, étaient violées et la guerre se ralluma qui allait durer trente ans…

Pour en revenir à dame Béatrice, une solution fut trouvée que l’on crut satisfaisante : remettre contre dédommagement les fiefs menacés aux Byzantins et un accord ferme fut alors passé avec l’agrément du roi de Jérusalem qui se nommait Baudouin III. Et furent remis terres et châteaux mais une partie de la population refusa de passer sous la férule grecque et un long, un pénible exode s’ensuivit des rives de l’Euphrate jusqu’à Antioche et la côte. La comtesse Béatrice partit avec ses enfants : son fils devenu Jocelin III et ses deux filles : Agnès et Elisabeth, et s’en vint à Antioche où tous reçurent grand accueil.

C’est là que je fis mon apparition. Comme tous les Courtenay, le comte Jocelin était d’une grande beauté et rencontrait peu de cruelles. Il eut un caprice pour une jeune Arménienne orpheline, de noble famille, vivant à la cour d’Antioche sous la protection de la princesse Constance qui en était la souveraine. Elle se nommait Doryla et c’est tout ce que je sais d’elle car elle mourut en me donnant le jour. Mon père n’ayant jamais eu la moindre intention de l’épouser, ce lui fut un grand soulagement et il se laissa convaincre de me reconnaître mais sans que je puisse jamais prétendre à sa succession, celle-ci étant réservée à ses enfants légitimes lorsqu’il lui plairait de se marier.

Ce fut Elisabeth, sa plus jeune sœur, qui se chargea de moi et me montra une tendresse de mère. Elle se destinait à Dieu mais retarda son entrée au couvent afin de se consacrer à cet enfant qui lui tombait du ciel. Elle était belle et douce et sage, et je garde au fond du cœur le souvenir d’une petite enfance épanouie dans la lumière de son sourire et de son regard tendre…

Bien différente était Agnès, sa sœur aînée. Je n’ai jamais rencontré beauté plus fulgurante ni plus perverse. Lorsque je vins au monde, elle avait dix-huit ans et se mariait pour la seconde fois. Le premier époux, Renaud de Marash, qui l’avait eue à seize ans, s’était fait tuer au bout d’un an, désespéré par son infidélité. La belle Agnès, en effet, s’était éprise d’Amaury d’Anjou, comte de Jaffa et d’Ascalon, frère de Baudouin III de Jérusalem. Un homme sage, cependant, autant que preux chevalier, intelligent et pondéré, mais qu’elle avait affolé d’amour et dont, d’ailleurs, elle était enceinte lorsque mourut

Marash. Les voiles du deuil ne la cachèrent pas longtemps : quelques semaines après son veuvage elle épousait Amaury. La couronne devait, plus tard, les séparer.

En effet, le 10 janvier 1162, Baudouin III mourait à Beyrouth, empoisonné par Barac, son propre médecin, dont on ne sait trop s’il fut l’instigateur du meurtre. Il avait trente-trois ans, l’âge du Seigneur crucifié, et tandis que l’on portait son corps sur le Calvaire où était la sépulture des rois de Jérusalem, éclata la douleur du peuple, cherchant à qui s’en prendre de la fin tragique d’un si bon roi dont le génie politique avait su maintenir l’équilibre entre forces chrétiennes et forces musulmanes. Le sultan Nur ed-Din lui-même rendit hommage à cet adversaire chevaleresque.

Cela changeait singulièrement les choses pour l’époux d’Agnès. Le roi étant mort sans enfants, son frère le comte de Jaffa lui succédait sous le nom d’Amaury Ier et ma tante aurait dû devenir reine si sa présence à ses côtés n’eût fait scandale. Son inconduite était notoire et les barons mirent le marché en main à Amaury : s’il voulait être roi, il devait la répudier. Ce qu’il refusa d’abord : il avait d’elle deux enfants. En outre, il l’aimait encore mais l’assurance que son fils, le petit Baudouin âgé alors d’un an, lui succéderait emporta la décision de ce politique avisé et froid pour qui régner sur Jérusalem était de grande importance. Agnès de Courtenay repartit donc pour Antioche avec sa fille Sibylle, qui avait deux ans, mais le petit Baudouin, devenu prince héritier, demeura au palais de Jérusalem… et moi avec lui. Je n’allais plus le quitter.