Le siège commença et il fallut à Saladin un mois d’efforts sérieux pour en venir à bout. Restait Jérusalem !
Quand Thibaut et Adam la rejoignirent après une brève halte à Belvoir où la détermination des Hospitaliers leur avait rendu courage, ils trouvèrent portes closes et eurent toutes les peines du monde à les franchir. Des hommes, des femmes aussi veillaient aux remparts et le premier eut beau clamer son nom, il semblait que personne ne l’eût jamais entendu. La fin du jour était proche et la lourde chaleur ne s’allégeait pas à cause des nuées orageuses venues de la mer. Cette atmosphère électrique semblait renforcer la méfiance des guetteurs.
Enfin, tandis qu’Adam parlementait avec un vieux Grec obstiné à voir en eux l’avant-garde de Saladin, une silhouette vigoureuse apparut au créneau à côté du bonhomme, se pencha et aussitôt une voix hurla :
— Ouvrez, sacrebleu ! C’est bien le bâtard ! Je descends.
Quelques instants plus tard, Thibaut tombait dans les bras de Balian d’Ibelin. Celui-ci lui donna l’accolade avec une joie qui lui mit les larmes aux yeux ; après quoi il embrassa aussi Adam.
— Vous voilà donc échappés de l’enfer, mes amis ? Ah, que Dieu en soit remercié ! Nous avons grand besoin ici de bonnes épées et d’âmes fortes ! Mais comment avez-vous fait ? Ce démon de Saladin a massacré d’ignoble façon tous les Templiers et tous les Hospitaliers comme s’ils n’étaient que vile charogne et non nobles chevaliers !
— Nous avons pu fuir en nous jetant dans le lac, expliqua Thibaut qui ne souhaitait pas en dire davantage. Mais vous-même, sire Balian ?
— Saladin m’a libéré quand je lui ai dit mon inquiétude au sujet de mon épouse et de sa fille. Je reconnais qu’il se montre volontiers chevaleresque envers les dames.
— Et il vous a laissé partir sans rien exiger de vous ? fit Adam avec une lueur d’ironie dans l’œil. Par exemple, le serment de ne plus porter les armes contre lui ?
Un frémissement douloureux passa sur le beau visage du comte, mais son regard demeura ferme.
— J’ai juré, je l’avoue, et j’en porterai la honte mais quand je suis arrivé ici j’ai trouvé un peuple affolé où il n’y a plus que des vieillards, des femmes et des enfants. Presque tous leurs défenseurs sont morts ou captifs et de nombreux réfugiés sont arrivés des campagnes que les émirs ravagent. Et là il y a des hommes qui ne veulent pas mourir ou devenir esclaves. Ils m’ont supplié en pleurant de leur donner des armes, de leur apprendre à s’en servir. En outre… J’en ai reçu l’ordre.
— De qui ?
Les trois hommes remontaient la rue du Saint-Sépulcre. Balian ne répondit pas, se contentant de désigner de la tête Héraclius toujours aussi rutilant qui, mitre en tête et crosse en main, se dirigeait vers eux.
— Il en a le droit car il est toujours Patriarche et, chose étrange, on dirait que la situation critique de la ville a réveillé en lui un besoin d’être utile à quelque chose et un désir bien paysan de garder la terre. Il devait même ignorer qu’il y avait cela en lui. Depuis qu’il sait ce qu’il est advenu de l’armée, il se multiplie.
C’est ainsi que, pour la première fois de sa vie, Thibaut reçut de cet homme qui le haïssait – et il le lui rendait bien car il ne pouvait oublier le mal qu’il avait fait à Guillaume de Tyr – un accueil presque amical. Héraclius avait vieilli. Sa puissante silhouette s’était, amaigrie et la cruelle ironie qui en était l’expression habituelle n’habitait plus le regard vert dont la couleur même avait pâli. Il souhaita aux deux arrivants une bienvenue qui semblait sincère en se servant à peu de chose près des mêmes termes que Balian :
— Nous avons grand besoin de vaillantes épées pour rassurer ce pauvre peuple…
Et il passa son chemin, entouré aussitôt d’une foule de vieilles gens qu’il ne regardait jamais naguère et avec lesquels il se mit à parler en distribuant quelques bénédictions.
— C’est à n’y pas croire ! Émit Thibaut. Ces gens viennent à lui comme s’il était la châsse de quelque saint ! Que lui est-il arrivé ?
— L’âge peut-être et peut-être aussi une certaine crise de conscience ? Et puis… le chagrin !
— Le chagrin ?
— Au palais, dame Agnès est en train de mourir. Très seule ! Je crois que, tout de même, il l’a aimée. Elle a tant fait pour lui !
— Et Sibylle ? Je veux dire la reine ?
— Il n’y a plus de reine. Ceux d’ici ont failli l’écharper parce qu’ils la rendent responsable de leurs malheurs. Ils disent qu’elle a volé la couronne de Baudouin pour la donner à un benêt sans courage. Plus grave encore : on l’accuse d’avoir laissé tuer son fils le petit Bauduinet. Alors une nuit, elle est partie avec ses femmes et ses serviteurs. Le palais touche la porte de David. Se la faire ouvrir était facile et Sibylle a fui vers Jaffa d’où elle s’est embarquée pour Acre ou Tyr. Je n’en sais pas plus.
Tout en parlant, les trois hommes avaient atteint le Saint-Sépulcre où les arrivants voulaient prier comme n’importe quel pèlerin au terme de sa quête, n’importe quel Hiérosolymitain revenant d’un long voyage. Eux revenaient des portes de la mort et étaient certains d’y retourner bientôt ; mais, comme le voulait la devise des Templiers, ils ne demandaient rien pour eux mais, pour la gloire de Dieu, le retour à la paix du royaume bâti autour du tombeau entre tous sacré… Ensuite ils allèrent dans la crypte des rois se recueillir auprès de la dalle de marbre sous laquelle reposait le lépreux enfin délivré. À cet instant Thibaut crut entendre encore la voix exténuée de Baudouin quand, à la veille de sa mort, il avait chuchoté : « Ariane… Isabelle… Veille sur elles ! »
Quand ils se retrouvèrent dehors, la place, précédemment déserte, était noire d’un monde à genoux qui venait comme chaque soir implorer le Sauveur d’éloigner de leur cité les fureurs de l’Islam. Debout devant la basilique, la crosse brandie, Héraclius dirigeait cette prière publique avec ce qui avait vraiment l’air d’être une conviction.
— Décidément on nous l’a changé ! murmura Thibaut.
— Ce n’est pas certain, répondit Balian. C’est sans doute le meilleur comédien qu’il y ait sous le ciel, mais il est possible aussi qu’il n’ait pas complètement perdu la foi… ni la crainte de Dieu ! Venez prendre un peu de repos à présent, vous devez en avoir besoin et demain il y aura beaucoup à faire…
En effet, depuis son retour, Balian d’Ibelin apprenait, sur leur demande, le métier des armes à tous les hommes du peuple capables de les porter et aussi aux enfants nobles ou bourgeois auxquels il conférait la chevalerie à partir de treize ans, heureux de découvrir cette volonté commune de défendre la ville et ce qu’elle contenait de malheureux réfugiés. Grâce à Dieu, les réserves de la Citadelle étaient pleines : la faim n’était pas à redouter pour le moment. En outre, la soif n’était pas à craindre grâce à la résurgence du Gihon qui, par le tunnel du roi Ezéchias creusé des siècles plus tôt, remontait dans la piscine de Siloé. Jamais Jérusalem assiégée n’avait été réduite par le manque d’eau…
— Allez prendre logis à la citadelle ! conclut Balian. C’est là que j’habite pour être toujours à proximité des défenses… Non, ajouta-t-il en réponse à la question que Thibaut n’osait pas formuler, mon épouse et sa fille ne m’y ont pas rejoint. Elles sont toujours dans l’hôtel d’Ibelin. Ainsi le veut Isabelle. En elle la fille du roi Amaury se révèle chaque jour : elle tient à rester au milieu de ce peuple qui devrait être le sien. Onfroi est prisonnier de Saladin mais elle n’a pas l’air de s’en soucier outre mesure. Nous nous verrons plus tard !