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Agnès ferma les yeux sans répondre et Josefa pria Thibaut de la laisser en paix se préparer à recevoir les derniers sacrements. L’évêque de Bethléem allait venir. À regret Thibaut se remit debout. Agnès, alors, releva les paupières :

— Cette fille… il la désirait et… la haïssait tout autant. Je crois… qu’il l’a mise… dans sa maison…

Le regard vacillant chercha celui du jeune homme qui y lut une imploration :

— Ne t’en approche pas ! Jocelin est mauvais ! Je le sais depuis longtemps. Bien plus que moi et en outre il te hait ! Toi, son propre fils…

— Je ne l’aime guère non plus et je me garderai. Mais… merci de me l’avoir dit…

Il se penchait pour poser, avant de se retirer, un baiser sur la main qu’elle tendit vers lui mais ce fut pour le retenir :

— Attends encore ! Je veux te donner quelque chose… un souvenir de moi… Josefa ! Ma cassette aux émaux…

— Madame ! L’évêque va arriver ! Vous n’avez plus le temps et…

— J’ai dit : ma cassette ! Ou alors va-t’en !

Force fut à la Grecque de s’exécuter : elle apporta le petit coffret bleu et or qu’elle ouvrit sur l’ordre de sa maîtresse et tira un grand, un magnifique collier fait d’une lourde chaîne d’or où s’enchâssaient des perles et des escarboucles. Un bijou qui pouvait aller aussi bien à un homme qu’à une femme.

— Prends-le, Thibaut ! Tu n’as aucune fortune et ton roi n’est plus là pour te nantir !

Et comme le chevalier esquissait un geste de refus, elle insista :

— Prends-le, te dis-je ! Je le veux… Et prie pour moi ! Je crois… que je vais en avoir… besoin.

Alors il obéit.

Le tintement d’une cloche se fit entendre au-dehors et, avant qu’il ait pu remercier avec une vraie émotion, la porte s’ouvrait devant le prélat escorté de deux porte-cierges et d’un thuriféraire. Entre les mains, un calice recouvert d’une étoffe d’or. On s’agenouilla devant lui puis Thibaut se retira suivi du regard plein d’affection de Marietta qui promettait de se retrouver plus tard.

Agnès mourut dans la nuit, procurant ainsi à Balian un surcroît de travail pour organiser des funérailles convenant à la dépouille d’une femme qui avait porté un roi. Et il fallait faire vite, les chaleurs de l’été n’autorisant pas une longue conservation.

Aussi, le soir même, le corps reçut les dernières bénédictions dans l’église des Hospitaliers. Le Patriarche officia en personne. Tous savaient ses relations avec la morte, mais la parole était l’une de ses séductions et il trouva des mots simples mais prenants pour décrire les cruels derniers jours d’une belle dame qui, de la volupté, avait fait son credo et qui sut cependant mourir dans le dépouillement et la pénitence. Chacun comprit qu’en lui pardonnant il s’était un peu pardonné lui-même, mais il n’y eut personne pour en sourire. Ensuite, à la lumière des torches, Agnès de Courtenay, comtesse de Sidon, alla reposer dans la crypte auprès de son premier gendre, Guillaume de Montferrat, mort depuis longtemps déjà… Les cloches avaient sonné en glas dès le départ du palais.

Thibaut pria d’un cœur sincère pour cette Agnès dont l’inconduite et l’avidité avaient fait tant de mal au royaume mais qui, pour lui, se rédimait dans l’amour constant qu’elle avait porté à son fils lépreux. Après quoi, il suivit Balian sur les remparts où l’on ne cessait d’accumuler les pierres, la poix, les fagots et les jarres d’huile destinés à être déversés sur l’assaillant lorsqu’il apparaîtrait. Ce qui ne pouvait tarder : les troupes de Saladin s’emparaient, l’une après l’autre, des petites villes autour de Jérusalem, achevant de l’entourer d’un cercle de fer et de feu qui – chacun s’en rendait compte ! – serait impossible à rompre sans le secours du dehors. Or, de secours, on n’en pouvait guère attendre. Les rois d’Occident étaient sourds aux appels incessants qu’on leur avait lancés. Quant au comte de Tripoli et au prince d’Antioche, ils étaient bien trop occupés à limiter les dégâts sur leurs propres terres – déjà amputées ! – pour se soucier le moindrement de Jérusalem.

Pourtant avec les réfugiés qui arrivaient encore et que l’on ne pourrait bientôt plus accueillir mais dont les hommes étaient capables de porter les armes, revinrent vers leurs maisons chevetaines des chevaliers du Temple et de l’Hôpital échappés aux diverses commanderies investies et qu’ils avaient préféré abandonner pour venir combattre autour du Saint-Sépulcre. Le Temple se repeupla et à défaut du Maître toujours captif, un sénéchal fut nommé entre les mains duquel frère Thierry éprouva un vif soulagement à remettre les responsabilités du domaine et du trésor. Quant à Adam, Thibaut ne l’aperçut même pas dans les jours qui suivirent. Il devait avoir à faire. Fidèles à leurs règles, les Templiers faisaient aumône largement chaque jour, accueillant et réconfortant qui en avait besoin. Malades et blessés, eux, encombraient l’Hôpital où les chevaliers à la robe rouge se dévouaient sans compter comme ils le faisaient depuis l’an 1048, lorsqu’ils n’étaient encore qu’une simple confrérie hospitalière à l’ombre du Saint-Sépulcre.

De jour comme de nuit, la ville bouillonnait d’activité. Balian d’Ibelin, infatigable, était partout à la fois, tranchant, organisant, dirigeant toutes choses avec une sûreté de vue qui faisait l’admiration de tous et les galvanisait. Pas question de se rendre comme des moutons dociles, de tendre le cou au sabre des Infidèles ! On se battrait jusqu’à la mort ! Seuls les Grecs ne faisaient pas montre d’un enthousiasme délirant mais ce n’était pas nouveau : depuis toujours ils supportaient impatiemment la domination de leurs coreligionnaires latins et n’auraient vu aucun inconvénient à ce que l’on ouvrît largement les portes au sultan, mais Balian les tenait à l’œil et expliqua aimablement à leurs chefs que le moindre mouvement suspect serait puni de mort.

Thibaut cependant n’oubliait pas les dernières paroles de dame Agnès. Elle avait dit que Jocelin aimait et haïssait Ariane tout à la fois et qu’il l’avait mise « en sa maison ». Mais laquelle ? L’hôtel du Sénéchal dans la rue Saint-Etienne, le château de Montfort à sept ou huit lieues d’Acre qu’Agnès avait obtenu pour lui de Baudouin, ou encore le palais du gouvernement d’Acre même dont il avait offert si benoîtement les clefs à Saladin presque au lendemain du drame d’Hattin ?

À bien y réfléchir et tel qu’il connaissait son géniteur, Thibaut penchait pour Montfort. Il avait déjà vu cette sombre forteresse dressée au cœur de la Galilée dans une région sauvage et d’accès difficile. L’endroit idéal pour y claquemurer quelqu’un que « l’on aimait et haïssait tout à la fois », parce que éloigné de tout secours. Il était possible, sinon probable, qu’à ce jour le château fût entre les mains d’un émir quelconque puisque à présent Saladin avait conquis la Galilée tout entière. En ce cas, la belle Arménienne – en admettant qu’elle fût encore vivante ! – était au pouvoir d’un Turc, jetée dans son harem ou Dieu sait quoi ! Cependant et par acquit de conscience Thibaut décida d’aller tout de même visiter à fond la demeure hiérosolymitaine. Il la connaissait bien pour y être allé plusieurs fois avec Baudouin au temps où régnait le roi Amaury et où la sénéchalerie appartenait à Milon de Plancy, le second époux d’Etiennette de Milly assassiné à la Noël 1174 dans une ruelle d’Acre par un sbire aux ordres du comte de Tripoli. Milon avait alors un jeune frère, mort depuis longtemps, mais qui était leur ami et que l’on allait voir assez souvent durant la maladie qui devait l’emporter.