En y arrivant, Thibaut trouva grande ouverte la porte percée dans un mur aveugle et donnant sur la cour intérieure. Une foule de gens portant de maigres baluchons s’y pressait en dépit des efforts de Khoda, un esclave éthiopien, noir comme la nuit et puissamment musclé, que Jocelin avait payé très cher à son retour de captivité et dont il avait fait son homme de confiance. Sans doute s’en était-il remis à lui de garder sa maison lorsqu’il avait gagné son gouvernement d’Acre. Parce qu’il était très grand, Khoda paraissait impressionnant mais dans la conjoncture actuelle il ne pouvait pas grand-chose contre cette troupe de malheureux avides de trouver où se reposer, de quoi se nourrir et d’oublier leur peur. Ceux-là arrivaient de Jéricho mais il y en avait partout dans la ville que l’on accueillait plus ou moins mais pour lesquels, en général, les nobles demeures s’ouvraient largement dans ce grand mouvement de charité des moments désespérés. À quoi bon interdire à des chrétiens des maisons qui, demain peut-être, seraient aux mains des Turcs ?
Khoda, lui, n’avait pas l’air de l’entendre de cette oreille. On lui avait donné une maison à garder, il la gardait, un point c’est tout. Et pour ce moment il parlementait avec une dame dont Thibaut, en arrivant, ne voyait que la tête couverte d’un voile bleu retenu par un cercle d’argent ciselé. Il entendit aussi la voix de cette femme, haute et impérieuse :
— Ces malheureux sont exténués, à bout de forces, et ils ont besoin d’aide. Tu dois les laisser entrer parce que ce sont les ordres du bayle, sire Balian d’Ibelin !
Thibaut n’eut pas besoin d’en entendre davantage. Le cœur battant la chamade, il ouvrit la petite foule en quelques coups de ses larges épaules et se retrouva en face d’Isabelle.
— Vous allez être obéie, gracieuse dame, sinon cet homme pourrait apprendre ce qu’il en coûte de refuser les ordres du gouverneur.
Oh, la belle, la merveilleuse lumière qu’irradièrent en le reconnaissant les grands yeux bleus de la jeune femme !
Elle ébaucha le geste de tendre les mains vers lui mais se retint : les effusions n’étaient guère de mise en face de ce chien de garde hargneux. Qui d’ailleurs protestait :
— Khoda n’a qu’un maître qui lui a dit de veiller sur sa maison. Il n’en connaît pas d’autres !
— Eh bien, tu feras connaissance, répliqua Thibaut en tirant son épée dont il dirigea la pointe vers la gorge de l’esclave. Tu les laisses entrer ou alors…
Khoda lut sans doute sa mort dans le regard gris, froid et implacable qui lui faisait face, mais tenta encore de parlementer :
— Que dira le maître quand il reviendra ? Songe, seigneur, qu’il peut se montrer très cruel !
— Moins que moi, sois-en certain. En outre, je ne crois pas que ton maître revienne jamais ici. Ce qui fait de moi son héritier car je suis son fils ! Alors tu me donnes les clefs et tu nous laisses entrer !
Vaincu, l’Éthiopien s’exécuta, décrocha de sa ceinture un trousseau de clefs qu’il offrit en s’inclinant profondément, puis il s’écarta. Rengainant son arme, Thibaut s’efforçant de maîtriser un tremblement de plaisir offrit son poing à Isabelle pour qu’elle y pose sa main, et il la fit entrer dans la cour où les réfugiés pénétrèrent à leur suite. Hommes, femmes, enfants et vieillards se répandirent dans les salles du rez-de-chaussée avec des cris de joie et des bénédictions. Des femmes vinrent même baiser la main de Thibaut qui, avant de goûter les quelques instants de bonheur que le hasard lui accordait, cria :
— Quand ils seront reposés, les hommes valides devront se rendre à la citadelle pour s’y mettre aux ordres de sire Balian ! Le péril auquel vous venez d’échapper s’approche de nous et nous avons besoin de tous les bras disponibles.
— Pourquoi pas des nôtres ? lança une belle fille dont l’œil hardi ne cachait pas au chevalier qu’elle le trouvait à son goût. Nous pouvons servir, nous aussi : porter des pierres, faire bouillir l’huile, ramasser les flèches, aider les blessés…
— Soyez-en remerciée ! Toutes les bonnes volontés sont acceptées, répondit-il avec un sourire dont il voulut envoyer la fin à Isabelle.
Mais elle se penchait déjà sur une femme enceinte qui était en train de perdre connaissance. Thibaut vit alors qu’elle n’était pas seule comme il le croyait mais que trois suivantes l’accompagnaient munies de paniers remplis de charpie, de bandes, de baumes, d’huiles et de tout ce qui pouvait servir à des premiers secours. L’une d’elles était la grosse Euphémia, et elle portait du pain et du vin qu’elle se mit à distribuer.
Tout en portant secours à la femme avec une compétence qui surprit Thibaut, Isabelle distribuait des ordres pour faire tirer de l’eau du puits et chercher de la paille afin d’établir des couchages à peu près confortables pour les plus épuisés. Elle releva soudain la tête et regarda Thibaut :
— Rendez-vous utile, mon ami ! Il faut nourrir tout ce monde et il doit bien y avoir des réserves dans ce château !
D’un signe il appela Khoda et lui posa la question. À laquelle l’esclave répondit d’un geste résigné, indiquant une porte derrière laquelle il y avait un escalier. Elle était, bien entendu, fermée à clef. Isabelle se les fit donner et se releva :
— Je vais avec vous. Je dois voir ce qu’il y a !
L’escalier ressemblait à tous les escaliers de caves : raide et glissant surtout pour les fins souliers d’une princesse. Isabelle dut s’appuyer sur Thibaut pour le descendre. Il était même si malcommode qu’en dépit de ce soutien elle manqua tomber mais son compagnon la rattrapa et ils se retrouvèrent dans les bras l’un de l’autre au bas des marches. À la sentir contre lui, le jeune homme eut un éblouissement. Sa robe de lin, du même bleu que ses yeux, était sans doute salie de poussière et de taches, mais Isabelle dégageait un délicieux parfum où se mêlaient la rose et le jasmin. En outre le corps que le vêtement protégeait de sa mince épaisseur n’était plus celui d’une fillette, mais d’une jeune femme de dix-huit ans aux délicieuses rondeurs que les mains impatientes de Thibaut venaient de découvrir. De son côté, Isabelle répondit spontanément à son baiser brûlant d’une passion trop longtemps contenue sans cesser cependant de murmurer des « non… non… » de plus en plus faibles et de moins en moins convaincus.
Le regard de Thibaut fouillait déjà la cave, cherchant ce qui pouvait ressembler, même de très loin, à un lit nuptial, quand l’écho d’une plainte lui parvint… et l’arrêta net. Isabelle avait entendu elle aussi et, tout naturellement, le couple se désunit.
— Cela vient de par là ! dit Thibaut en désignant un couloir ouvert devant eux entre des jarres d’huiles, de vins et des sacs de nourritures de toutes sortes.
Empoignant la torche qui flambait à l’entrée de la cave, il se dirigea vers le fond où il y avait une porte, en assez mauvais état à vrai dire, mais munie d’une grosse serrure neuve. La plainte venait de derrière cette porte.
— Faites attention ! Souffla Isabelle.
— Donnez-moi les clefs et prenez la torche !
Fébrilement il fit un choix dans le trousseau, cherchant celle qui pouvait convenir, en essaya deux qui ne fonctionnèrent pas et finalement trouva la bonne qui était d’ailleurs la plus neuve. Bien huilée la serrure ne se fit pas prier et la porte, basse et épaisse, s’ouvrit, libérant une odeur pénible.
— Restez là ! Intima Thibaut. Il y a peut-être une bête malade et dangereuse…
— On n’enferme pas si bien une bête, même de prix ! répondit-elle, logique, en lui rendant le luminaire.
Il se courba pour entrer, fouillant des yeux les ténèbres de ce qui n’était rien d’autre qu’un cachot, sans air ni lumière, où il lui était impossible de tenir debout. Et ce que lui montra la flamme lui arracha une exclamation horrifiée :