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— Mon Dieu !

À peine couverte d’une robe en loques, une femme était recroquevillée sur de la paille pourrie qui répandait cette odeur affreuse. Un bracelet de fer soudé à l’une de ses chevilles la retenait à la muraille, mais dans l’état où était la malheureuse c’était vraiment une précaution superflue. En dehors de son corps sale, meurtri, d’une tragique maigreur et couvert de vermine, Thibaut ne vit d’elle tout d’abord que de longs cheveux noirs et emmêlés qui cachaient le visage. Elle n’avait pas paru s’apercevoir de l’entrée du jeune homme et continuait à gémir doucement.

Pris d’un pressentiment, Thibaut allait écarter les cheveux quand Isabelle, entrée derrière lui, s’en chargea :

— Doux Jésus ! C’est Ariane ! s’écria-t-elle en découvrant le mince et pâle visage couvert de meurtrissures où le sang avait séché.

Les yeux enfoncés dans le masque étaient clos, les traits creusés par la souffrance.

— Elle est sans connaissance ! Gémit Isabelle. Il faut la soigner et d’abord la sortir de là. Il doit bien y avoir une clef qui ouvre ce bracelet ?

Il n’y en avait pas : le fer était soudé, indiquant bien que la malheureuse avait été condamnée à pourrir là jusqu’à ce que mort s’ensuive. Après quoi il n’y aurait plus qu’à sceller la porte.

— Ce monstre paiera ça de sa vie ! Gronda Thibaut. J’en fais le serment par mon épée !

— Ce monstre est… votre père, mon ami, fit Isabelle avec tristesse.

— Il m’a peut-être donné la vie, mais cela n’en fait pas un père. Et j’ai juré à votre frère mourant de veiller sur Ariane. Ne bougez pas ! Je vais envoyer Khoda chercher un forgeron. Il faut d’abord couper cette chaîne. Ensuite on verra…

Mais l’Éthiopien avait disparu, sachant bien qu’il risquait, le premier, de subir la colère du chevalier. Thibaut alors se planta au milieu de la cour à présent pleine de réfugiés :

— Y a-t-il un forgeron parmi vous ?

Un homme barbu se présenta, traînant après lui un lourd sac de cuir où était sa forge et un autre plus petit où étaient ses outils.

— On m’appelle Simon d’Hisham et je viens de Jéricho.

— C’est bien. Attends-moi un instant !

Il grimpa à l’étage, trouva sur un lit une couverture de soie pourpre, la mit sous son bras et rejoignit le forgeron. Ensemble ils se rendirent à la cave où Simon n’eut aucune peine à trancher la chaîne.

— Pour le bracelet ce sera plus délicat, mais je pense y arriver sans blesser cette pauvre femme. Dans quel état, mon Dieu ! Dans quel état !

Thibaut étendit la couverture sur le sol du couloir, puis il voulut emporter Ariane pour l’y déposer. Simon protesta timidement :

— Laissez-moi faire, sire chevalier. Le contact de votre haubert pourrait lui faire mal.

Thibaut, en effet, ne quittait sa carapace de mailles que juste le temps de se laver au berquil de la citadelle. Comme tous les défenseurs de la ville, il vivait et dormait avec. Avec cette douceur que savent montrer certains hommes très forts, Simon enleva Ariane de sa couche infâme et vint l’étendre sur la somptueuse couverture où Isabelle, dont les larmes coulaient à présent, l’enveloppa avec délicatesse.

— Je la porte dans une chambre ? demanda Simon.

— Non. Nous allons l’emmener chez ma mère, à l’hôtel d’Ibelin. Il faut un médecin ! Chargez-vous d’en trouver un, Thibaut ! Moi, je montre le chemin… Je te donnerai de l’or, forgeron, pour ta peine. Surtout si tu parviens à lui ôter ce fer sans lui casser la cheville.

Abandonnant à Isabelle la suite des opérations, Thibaut prit sa course en direction de la Juiverie en priant Dieu pour que Joad ben Ezra y soit encore, chose dont il n’avait pas eu le temps de s’assurer.

L’habile médecin juif habitait toujours sa maison du Figuier, mais il n’y était pas. L’afflux de réfugiés multipliait à l’infini ses heures de travail. Cependant Thibaut le découvrit dans la rue de Josaphat, non loin de la poterne du même nom, occupé à enduire d’un baume les brûlures d’une femme qui s’était ébouillantée avec son chaudron. Il dut contenir son impatience jusqu’à ce que celle-ci soit convenablement pansée. Joad refusa de le suivre tout de suite, arguant de malades sérieux qu’il lui fallait visiter.

— Ils attendront ! décida Thibaut. Ariane l’Arménienne est en grand péril et a besoin de vous. Vous vous en souvenez, j’espère ?

— Celle que le roi Baudouin appelait son ange ? Oh oui, je m’en souviens, et j’ignorais qu’elle fût malade : on ne m’appelle plus au palais depuis la mort du mesel !

— Elle n’est plus au palais.

Chemin faisant, Thibaut expliqua de son mieux les circonstances de la découverte et l’état dans lequel se trouvait la jeune femme. Ils la rejoignirent dans la chambre d’Isabelle et Simon était encore auprès d’elle : il achevait de limer, à coups prudents et après que l’on eut protégé le pied blessé avec autant de charpie possible, le morceau de fer refermé autour de la cheville.

— J’ai préféré qu’il opère pendant qu’elle est encore inconsciente, expliqua Isabelle. Elle semble n’avoir rien senti… ou alors peu de chose.

Simon repartit avec une bourse bien garnie et bien méritée, le médecin mit tout le monde dehors, y compris Thibaut, ne gardant auprès de lui que la seule Isabelle dont il savait qu’elle pouvait lui être d’une aide efficace. Thibaut pendant ce temps alla dans le jardin saluer celle que l’on appelait toujours la reine Marie et qui était en train d’apprendre ses prières à sa plus jeune fille, Marguerite, une bambine de deux ans, la quatrième des enfants nés de son mariage avec Balian. La petite Helvis, la troisième, se tenait à leurs côtés, s’efforçant de troubler la leçon en taquinant le nez de sa petite sœur à l’aide d’un brin de jasmin. Les deux aînés, Jean et Philippe, étaient déjà remis aux mains des hommes pour commencer leur éducation chevaleresque.

Le groupe ainsi formé était charmant dans le décor fleuri de ce jardin forcément peu étendu. Le rire des petites était contagieux et Marie Comnène une mère peu sévère. Elle riait avec elles, offrant sans s’en douter une image reposante pour celui qui arrivait, les yeux encore emplis de l’affreux spectacle qu’il venait de contempler venant après ce qu’une ville prête à un siège sans merci lui montrait jour après jour.

Marie avait toujours apprécié Thibaut. Elle le reçut comme on reçoit un ami perdu de vue depuis longtemps. Elle lui présenta ses filles – habillées comme elle-même à présent à la mode franque –, puis, les ayant rendues à leur nourrice, elle n’attendit pas davantage pour poser la question que son époux n’avait pas jugé bon de formuler :

— D’où vient, sire Thibaut, que vous n’ayez point regagné le Temple et revêtu son habit ? Nous avons pourtant appris de mon cher époux que vous avez fait profession.

— Je l’avais fait, madame, mais du bout des lèvres et poussé par la nécessité sur le conseil et sous le parrainage d’un ami. À présent et surtout après ce que j’ai vu et su des agissements de celui qui en est le Maître, je ne supporte plus l’idée de lui obéir en aveugle comme le veut la Règle. Si le Temple a été grand, il ne l’est plus et j’ai décidé de prier Dieu à ma façon, désormais. En outre, j’avais juré au roi Baudouin de veiller sur la seule femme qu’il ait aimée d’amour. Aujourd’hui nous l’avons retrouvée, dame Isabelle et moi. Si elle vit, il faudra que je m’en occupe…

— Pourquoi ne serait-ce pas nous ? Ariane a vécu des années auprès de ma fille. Une véritable affection les unissait et sa place est marquée dans notre famille…