Cela fait, le siège commença et il fut vite évident qu’il serait dur. Saladin voulait récupérer ses lieux saints : le Haram es-Sherif (le dôme de la Roche) et La Lointaine. Les Francs eux entendaient défendre une ville qui, pour eux, n’était pas la troisième, mais la première, l’unique, le réceptacle trois fois saint du tombeau de Jésus. Ils ne se rendraient pas sans résistance, même s’ils n’étaient qu’un peu plus de six mille combattants – dans une ville qui avant Hattin comptait environ cent mille habitants ! – contre une multitude. Mais ils avaient la foi chevillée au cœur et les Turcs s’en aperçurent.
Avant même que les bannières du Prophète ne surgissent dans les monts de Judée, Balian d’Ibelin et son monde n’étaient pas restés inactifs. Les fossés avaient été recreusés, les portes renforcées, des pierriers et des mangonneaux dressés sur les remparts où s’accumulaient quartiers de rocs, bûches et chaudrons pour l’huile bouillante, et les accès les plus larges considérablement rétrécis. Les femmes prêtaient main-forte et aussi les enfants. Au chant des cantiques, chacun se démenait de son mieux pour la survie de sa cité.
Ce fut un siège assez court – quinze jours –, mais d’une rare violence. Saladin avait mis en batterie deux grosses machines auxquelles répondaient celles des remparts. Les Francs tenaient bon et, sur plusieurs points, passèrent même à la contre-attaque. Le sultan, un moment, conçut un doute pour le succès de son expédition : ces gens étaient vraiment habités par cette foi capable de soulever des montagnes. En outre, on disait qu’un miracle s’était produit, ce qui est bien le meilleur des encouragements. On pouvait d’ailleurs voir, sur les murailles, des prêtres brandissant la croix au mépris du danger pour conforter les courages.
Ce ne fut, hélas, qu’un instant. Les sapeurs égyptiens de Saladin qui travaillaient à l’abri des machines de siège réussirent à ouvrir une brèche dans la muraille. Alors les chefs des défenseurs conçurent un projet aussi hardi que désespéré : tenter une sortie en masse, à la faveur des ténèbres, afin de s’ouvrir un passage ou mourir les armes à la main.
Héraclius s’interposa. En dépit des chocs produits sur ce prêtre à peu près incroyant par la mort d’Agnès et le miracle, ils ne l’avaient pas changé au point de lui faire désirer la palme du martyre. Comme tous les lâches, il trouva de bons arguments : la sortie laisserait sans défense les non-combattants, surtout les enfants, que Saladin ne manquerait pas de convertir à l’islam, donc de perdre leurs âmes.
Balian se résigna à demander une entrevue au sultan et se rendit à son camp flanqué du seul Thibaut et de son chroniqueur Ernoul. Il venait offrir la reddition de la ville contre la libre sortie de ses habitants.
Une première surprise attendait les ambassadeurs quand ils furent sous la grande tente jaune : le sultan usait d’un interprète, et cet interprète n’était autre qu’Onfroi de Toron, le si peu vaillant mais très cultivé époux d’Isabelle. Et en passant par sa douce voix, la réponse de Saladin prit une si étrange résonance qu’agacé il acheva lui-même son discours qui était un refus ; il voulait la reddition à merci et ajouta :
— Je ne me conduirai pas envers vous autrement que vos pères envers les nôtres qui ont été tous massacrés ou réduits en esclavage.
S’efforçant de maîtriser sa colère, Balian d’Ibelin répondit :
— En ce cas, nous égorgerons nous-mêmes nos fils et nos femmes, nous mettrons le feu à la ville ; nous détruirons le Temple et tous les sanctuaires qui furent aussi les vôtres. Nous massacrerons les cinq mille captifs musulmans que nous détenons ainsi que les bêtes de somme, puis nous sortirons en masse et soyez certains qu’aucun de nous ne tombera sans avoir abattu au moins l’un d’entre vous. Alors tu pourras entrer dans Jérusalem, sultan, mais elle ne sera plus qu’un monceau de ruines baignée dans le sang.
Le silence, à cet instant, pesa le poids de milliers de vies humaines. Dans les deux camps chacun retenait sa respiration. Puis, d’une voix qui avait retrouvé tout son velouté, Saladin soupira :
— J’ai peut-être le moyen de t’amener à composition, si tu aimes ton Dieu comme tu le prétends…
Il frappa dans ses mains et aussitôt un rideau se souleva pour livrer passage à un grand mamelouk élevant dans ses deux mains le chef-d’œuvre d’or ciselé contenant le bois du supplice du Christ : la Vraie Croix était devant les chefs francs.
Thibaut retint un cri de stupeur tandis que, d’un même mouvement, quasi machinal tant il était pour eux habituel et naturel, lui et ses deux compagnons mettaient genou en terre. Des larmes de douleur leur vinrent qu’ils refoulèrent de toutes leurs forces, car c’était pour eux un coup terrible tant ils étaient sûrs que leur divin symbole avait été bien caché. Le cœur de Thibaut battait à se rompre tandis que son visage brun devenait couleur de cendre.
— Je te la rends contre la ville ! dit Saladin avec un grand calme. Tu peux la prendre et partir où tu veux avec ceux qui t’accompagnent. Sois sans crainte, je prendrai soin de ton épouse et de tes enfants qui seront conduits en sûreté auprès des leurs.
Mais déjà Balian était debout, tremblant de tous ses membres tant l’heure lui était cruelle. Cependant son regard sombre, scintillant de larmes était ferme et résolu comme sa voix même :
— On te dit homme de foi, craignant ton Dieu et le mettant au-dessus de toutes tes actions, de toutes tes pensées. Le marché que tu m’offres est pour moi insoutenable. Voir la Croix sainte entre tes mains est une trop grande douleur pour moi. Si tu as l’âme aussi noble que certains le prétendent, tu n’en feras pas l’objet d’un marché qui me déchire…
Saladin allait répondre quand Thibaut se fit entendre :
— Accordez-moi un instant, sire Balian…
On le laissa approcher de la grande croix d’or sertie de pierres. Il se remit d’abord à genoux puis, après l’avoir examinée un moment, il se releva :
— Apaisez-vous, Balian d’Ibelin. Vous n’aurez pas à mettre en balance votre foi et votre honneur. Ceci n’est pas la Vraie Croix !
Aussitôt Saladin réagit :
— Tu ne manques pas d’audace, chien d’infidèle. Tu oses m’accuser de mensonge ?
— Non. Il se peut que tu aies été toi-même abusé… par un de tes émirs désireux de te plaire.
— Aucun n’oserait. Et toi, qu’est-ce qui te permet d’affirmer pareille sottise ?
— Le simple fait que je connais bien la Vraie. Pendant des années, depuis que je suis en âge de porter l’épée et la lance, je l’ai suivie de près dans le sillage du roi Baudouin qu’elle précédait en cas de péril pour le royaume, et il n’a été vaincu que le jour où elle n’était pas là ! Après sa mort, je l’ai revue de plus près encore puisqu’il m’est arrivé d’être commis à sa garde immédiate…
— Et alors ?
— La réputation des orfèvres damasquins n’est plus à faire, seigneur, et ils ont produit là une œuvre admirable. L’or employé est le plus pur. Perles et pierres, sont de qualité. Seulement cet or justement est trop neuf, trop net : celui de la Vraie Croix porte des petites bosses et de légères égratignures. En outre, le renflement du fût qui permet de la porter est orné de trois rubis et de trois topazes d’un doré profond ; je ne vois ici que des rubis. Que devons-nous conclure, seigneur ?