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— Que tu es habile, chevalier. Ce n’est pas la première fois que je m’en aperçois, mais je te crois honnête : es-tu prêt à jurer, sur ton honneur et le salut de ton âme, que tu as dit la vérité ?

Les yeux dans ceux du sultan et son poing ganté d’acier sur son cœur, Thibaut jura :

— Sur le salut de mon âme, mon honneur et ma foi, je jure que cette croix n’est pas celle au pied de laquelle j’ai si longtemps combattu !

La poitrine oppressée de Balian se dégonfla en un profond soupir de soulagement tandis que, du geste, Saladin faisait remporter la croix. Ce qu’il venait d’entendre, comme la résolution farouche de Balian, le plongea un moment dans un silence que nul ne s’avisa de rompre. Enfin il donna sa décision : les chrétiens de Jérusalem pourraient racheter leur vie moyennant dix besants d’or par homme, cinq pour les femmes et un pour les enfants. Balian alors reprit :

— Certes, beaucoup pourront payer, mais pas tous. Il y a beaucoup de pauvres gens incapables de trouver une telle somme. Aussi toutes ces femmes, ces enfants qui n’ont plus rien parce que vous avez tué ou pris leurs protecteurs naturels.

— Soit. La ville devra donc payer cent mille besants pour le rachat de vingt mille de ces malheureux… Je ne descendrai pas en deçà.

Il fallut bien s’en contenter. Satisfait malgré tout de ce qu’il avait pu sauver, Balian se disposait à regagner Jérusalem quand le sultan le pria de bien vouloir patienter un instant : il souhaitait s’entretenir quelques minutes avec son compagnon. Il accepta avec un haussement d’épaules, refusant les rafraîchissements qu’on lui offrait en disant qu’il préférait attendre au-dehors.

— Prétends-tu toujours être en mesure de me livrer le Sceau ? demanda Saladin. Tu n’es pas allé le chercher en quittant Tibériade.

— Comment le sais-tu, seigneur ?

— Vous avez été suivis, toi et ton ami. J’avais donné ordre qu’on vous laisse assez de liberté pour que vienne la tentation de fuir.

— Pourquoi l’aurais-je fait ? Cet objet ne m’importe pas à moi, dès l’instant où je ne peux plus obtenir en échange la liberté pour Jérusalem.

— Qu’en sais-tu ?

— N’essaie pas de me leurrer, grand sultan ! Il y a trop longtemps que tu veux la Ville sainte pour la lâcher maintenant. J’ai raison ?

— Tu as raison. Pourtant ce m’est une douleur de savoir que par ta seule obstination, je ne peux glisser à mon doigt le Sceau du Prophète – loué soit son nom jusqu’à la fin des temps !

— Et moi ce m’est une douleur plus grande encore de voir s’écrouler sous tes coups le plus beau royaume de la Terre auquel j’ai voué ma vie et qui est mon pays. Ce qui n’est pas ton cas puisque tu es kurde. Penses-y, seigneur, cela te consolera de laisser t’échapper l’infime parcelle de pouvoir dont tu rêvais encore. Tu es empereur ; tu n’as pas besoin d’être pape !

Et sans que Saladin tente seulement de s’y opposer, il rejoignit Balian. Revenu derrière les remparts, celui-ci réunit les chefs des quartiers, les Templiers et les Hospitaliers, comptant sur les trésors des deux ordres pour payer les cent mille besants des pauvres gens, mais il s’aperçut que ce ne serait pas si facile : en dépit de leur richesse certaine, ils prétendirent être incapables de réunir pareille somme. Tout ce que l’on réussit à obtenir d’eux fut de quoi libérer sept mille personnes. Ni ordres ni prières n’y firent rien. Et comme Balian qui, lui, donnait tout ce qu’il avait se laissait aller à la colère, Thibaut émit l’idée que, pour les Templiers, la plus grande partie de leur trésor pouvait bien avoir déjà quitté Jérusalem.

— Il est, dit-il, des moyens de sortir du Temple sans passer par les portes et sans être vu de quiconque… Le trésor est loin, j’en jurerais !

Cette certitude s’appuyait sur une excellente raison : pas une seule fois, durant le siège, il n’avait aperçu Adam parmi ceux des frères qui se battaient aux remparts ; et quand, une fois dictées les conditions de Saladin, il se rendit à la maison chevetaine pour demander à lui parler, les sergents du poste de garde, qui ne le connaissaient d’ailleurs pas, lui dirent que frère Adam et deux autres frères avaient quitté le Temple dès avant l’arrivée des Turcs pour conduire à la côte un groupe d’habitants de la ville qui souhaitait s’en éloigner et tenter de gagner les ports encore libres de la côte syrienne ou peut-être aller jusqu’à Byzance.

Pourquoi pas l’Occident ? pensa Thibaut. Il ne voyait pas bien, en effet, ce qu’Adam pourrait aller faire chez des gens aussi peu sûrs depuis la mort de l’empereur Manuel. En revanche, il le voyait très bien mettre à couvert le trésor du Temple sous couleur d’escorter des fugitifs. Et pourquoi donc les Tables n’en feraient-elles pas partie ?

Mission remplie, Adam devait à cette heure voguer sur les mers en direction de la Provence d’où il rejoindrait sa Picardie natale. Mais même si Thibaut reconnaissait que son ami avait tout fait pour l’entraîner à sa suite, il n’en éprouvait pas moins une profonde tristesse en pensant qu’il ne le reverrait sans doute plus. Cette pensée était aussi douloureuse que s’il venait de perdre un frère. Peut-être même davantage !

En attendant, on réunissait le plus d’or possible pour racheter le plus possible de chrétiens. Quant à Saladin, il tenait ses promesses. Une escorte fut envoyée à Marie Comnène, à sa fille Isabelle et à ses autres enfants pour les accompagner d’abord chez le sultan où ils furent accueillis avec honneur, ensuite jusqu’à Tyr qui était, sur la côte méditerranéenne, le seul refuge possible, avec Tripoli et le port de Saint-Siméon, qui desservait Antioche. En outre, il donna des ordres sévères pour que les principales artères fussent gardées par ses troupes qui avaient défense formelle de molester quiconque ou de se livrer au pillage. Ensuite, permission fut donnée aux Hospitaliers de rester dans la ville encore un an afin de soigner les malades. Le Saint-Sépulcre serait confié aux Grecs et aux Syriens.

Vint enfin le jour où Saladin fit son entrée dans Jérusalem au cœur d’un silence profond, qui éclata en cris de douleur mêlés aux cris de joie des Musulmans quand le sultan fit abattre la grande croix dorée au sommet du Temple avant de faire laver, à l’eau de rose, le Dôme de la Roche qui redevenait le Hiram Es-Chérif. Puis il alla s’installer à la citadelle tandis que ceux qui voulaient partir étaient autorisés à le faire.

Toutes les portes de Jérusalem avaient été fermées. Seule demeurait ouverte la porte de David…

On vit alors s’avancer Héraclius, premier du cortège comme il se devait pour le Patriarche. Le clergé séculier ou régulier le suivait… et ses bagages qui étaient d’autant plus importants qu’il emportait les vases sacrés, les orfèvreries, les tapis et tout le trésor du Saint-Sépulcre. Saladin, qui regardait la scène du haut des remparts, aurait pu s’y opposer : il n’en fit rien.

Vint ensuite Balian d’Ibelin en tête de la noblesse franque et des notables. Raidi dans sa volonté de rester fier et ferme, il menait son cheval d’une seule main, l’autre tenant la bannière des rois de Jérusalem qui ne flotterait plus sur la tour de David. Thibaut de Courtenay et Ernoul de Gibelet chevauchaient à la croupe de son cheval, puis tous les autres derrière eux, montés ou non. Et tous s’efforçaient de faire bonne figure, mais la douleur était trop grande et bien des femmes pleuraient sur ce qu’elles laissaient et sur ceux qui restaient, voués sans doute à l’esclavage parce qu’ils n’avaient pas été rachetés. C’était à eux surtout que pensait Thibaut tandis qu’il entamait ce chemin si souvent parcouru. À eux et à Ariane qu’il avait bien fallu conduire chez les Hospitalières où elle voulait toujours faire profession. Rester proche du tombeau de Baudouin était tout ce qu’elle désirait. Il n’était pas certain de la revoir un jour, mais il savait que sa présence de miraculée allait être d’un grand réconfort aussi bien pour sa communauté que pour les malades confiés à ses soins… Même sachant Isabelle hors de danger par la protection de Saladin et avec elle Marietta qu’il lui avait confiée, Thibaut se sentait l’âme lourde et pleine d’une rage qui lui serrait la gorge. Saladin était là-haut, dans le palais de Baudouin, dans l’appartement de Baudouin peut-être ou sur la terrasse, regardant l’immense et pitoyable cohorte de ceux qu’il chassait, même s’il les laissait emporter quelques miettes ! Certains restaient comme ceux de la Juiverie, comme Joad ben Ezra, blanchi par le chagrin, qui l’avait embrassé en pleurant. Il y avait surtout les morts que Thibaut avait aimés et dont les corps, privés de la Croix, demeuraient captifs aux mains des Musulmans : les rois, les reines, les parents – comme sa tante Elisabeth, morte à Béthanie peu avant son retour de Hattin, reposant avec les autres abbesses dans la chapelle vide qui, demain peut-être, serait violée. Les quelques nonnes réfugiées dans la ville durant le siège devaient être perdues dans cette énorme foule… Et le regard de Thibaut, brouillé par les larmes, caressait une dernière fois les ravins, les croupes, pelées à présent, des collines où tant de fois il avait chassé, couru, galopé à la queue noire et ondoyante de Sultan… l’étalon sans pareil que Le Dru, son palefrenier, avait tué de sa main pour qu’il ne tombe pas sous les griffes du Sénéchal, avant de se donner la mort à lui-même.