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Et pourtant, le soleil brillait sur la Cité sainte à jamais perdue peut-être, aussi largement en cette heure cruelle qu’aux plus beaux moments de liesse, inconscient des souvenirs qu’il réveillait, des blessures qu’il ravivait.

C’était le 2 octobre 1187, jour de la fête des Anges, l’an 583 de l’hégire, et Jérusalem n’avait plus de roi ! Ceux qui partaient ne voulaient plus croire qu’il en existât encore au monde puisque aucun n’était venu à leur secours.

Et pourtant régnaient alors Isaac l’Ange, empereur de Byzance, Frédéric Barberousse, empereur d’Occident, Philippe Auguste, roi de France, et Henri II, roi d’Angleterre…

QUATRIEME PARTIE

TROIS ROIS POUR UNE REINE

12

Seigneur de Tyr !

Dans l’esprit de Saladin, laisser les derniers défenseurs de Jérusalem rejoindre le peu qui restait du royaume franc sur la Méditerranée – l’Outre-Jourdain résisterait encore longtemps et ne serait réduit que par la faim ! – n’était peut-être qu’une façon de reculer pour mieux sauter, son but étant d’en débarrasser à jamais la Palestine : il entrait bien dans ses intentions de s’emparer un jour ou l’autre de ces dernières places qui avaient nom Tyr, Tortose, Margat, sans compter bien entendu le comté de Tripoli et la principauté d’Antioche déjà fortement rognés. Tortose, ville des Templiers où ils se regroupaient comme les Hospitaliers à Margat, et surtout au Qalaat el-Hosn, le fameux Krak des Chevaliers, allait demander de longs efforts sans grand résultat. Quant à Tyr, elle était à peu près imprenable.

Par sa situation géographique, d’abord : une forte cité entourée des flots bleus de la Méditerranée sans autre lien avec la terre qu’une chaussée créée artificiellement jadis par Alexandre le Grand, la puissance de ses murailles abritant un port précieux et enfin, tombé quasiment du ciel au lendemain de Hattin, un défenseur aussi coriace qu’inattendu : Conrad, marquis de Montferrat, le propre frère de Guillaume Longue-Epée, époux météorique de la belle Sibylle. Et sur ses larges épaules allait reposer tout l’espoir de survie du royaume exsangue.

Ce n’était pas n’importe qui. Parent du roi de France et de l’empereur d’Allemagne, il passait avec juste raison pour l’un des meilleurs capitaines de son temps. Dur, autoritaire et ambitieux, il s’était rappelé que le défunt petit Bauduinet était son neveu et que, même si l’enfant n’était plus de ce monde, l’état de son héritage le regardait. En foi de quoi il s’était embarqué à Constantinople avec un groupe important de chevaliers et, ignorant ce qui venait de se passer près de Tibériade, avait fait voile sur Acre où il avait eu la surprise désagréable d’entendre les muezzins appeler à la prière et de voir les bannières de Saladin flotter sur les tours de la ville. Il décida donc d’aller voir plus loin, arriva devant Tyr, accueilli par les cloches des églises et des bannières tout à fait conformes à sa façon de voir les choses. Il débarqua avec son monde, fut reçu triomphalement par les habitants et la garnison qui le choisirent aussitôt pour chef, s’installa et entreprit de mettre la ville en défense. Puis il attendit les événements dont le premier fut l’exode des habitants de Jérusalem…

Thibaut connaissait Tyr depuis longtemps. Il y était venu souvent avec Baudouin au temps du cher évêque Guillaume. La ville renfermait tant de souvenirs ! Pas toujours agréables d’ailleurs, comme ce jour où on avait trouvé le pauvre Guillaume, excommunié par Héraclius, gisant sur le sol de sa chapelle, mais aimables le plus souvent si bien qu’il éprouvait l’impression de regagner un lieu privilégié où l’attendaient de chers fantômes, ce qui adoucissait la douleur d’avoir perdu, peut-être à jamais, le tombeau du Christ et celui de Baudouin…

Dès avant les sources du Ras el-Ain, dont les énormes réservoirs antiques avaient été bâtis par Salomon pour remercier Hiram de Tyr, le roi-bâtisseur, d’avoir construit pour lui le temple de Jérusalem, l’escorte musulmane abandonna ceux qui arrivaient à Tyr pour continuer la route avec ceux qui voulaient chercher refuge à Tripoli ou à Antioche. De ces sources, dépendaient l’extraordinaire fertilité de toute la région ainsi que l’alimentation de la ville, mais Saladin était trop sage pour vouloir la désertification de ce beau pays à seule fin de réduire la cité par la soif. Or, pour atteindre la branche de la source qui l’abreuvait, il aurait fallu tout détruire.

Avec des pensées diverses mais, pour beaucoup, assez semblables à celles des Hébreux descendant vers la Terre promise, les émigrés s’étirèrent au long de la vieille route romaine ombragée et bordée d’antiques tombeaux. Le voyage, avec ses campements de fortune pour la nuit, avait été pénible. Tous aspiraient au repos dans ce qui était pour eux le dernier port du salut. Si certains pensaient que ce ne serait peut-être qu’une dernière étape avant l’apocalypse, la plupart espéraient que Dieu les prendrait en pitié et susciterait un miracle pour panser leurs blessures. Il y en eut bien un, en effet, mais celui qui l’incarna n’avait rien d’angélique.

Quand, au bout de la chaussée maritime, les errants parvinrent devant la barbacane défendant la porte Magistra, unique entrée de Tyr désormais coupée de l’isthme par un fossé d’eau salée et reliée par un pont-levis tout neuf, ils virent surgir sur le rempart une extraordinaire apparition : un seigneur aux armes rutilantes portées sous une pelisse de renard gris brodée d’or, à peine justifiée par les premières fraîcheurs de l’automne. Un frileux, sans doute !

Au-dessus, une tête arrogante, aux cheveux noirs et raides, des lèvres dures, un regard d’aigle, une voix tonnante.

— Je suis Conrad, marquis de Montferrat et maître de cette cité. Qui êtes-vous ?

— Venez-vous de si loin pour ne pas reconnaître cette croix et les ornements sacrés dont je suis revêtu ? lança Héraclius dont la patience n’était pas la vertu dominante – ce qui revenait à dire qu’il n’en avait aucune ! J’ai nom Héraclius, Patriarche du Saint-Sépulcre et de la Sainte Eglise de Jérusalem. Si vous êtes chrétien craignant Dieu, vous ouvrirez devant nous cette cité qui ne peut vous appartenir, car elle est toujours le bien de notre roi Guy, premier du nom !