Pinaud s’étouffe en dormant, il émet à plusieurs reprises le cri d’un embrayage naze que l’on sollicite pour rétrograder.
— En quoi ce fameux parchemin préoccupait-il tellement M. de Bruyère ? demandé-je à bon escient.
— D’abord, explique Mme de Mouillechagatte, parce qu’il avait un mal fou à le traduire, ensuite parce que plusieurs correspondants anonymes lui ont téléphoné pour s’enquérir de l’avancement de ses travaux.
— Qu’appelez-vous des correspondants anonymes ?
— Des gens qui lui proposaient de très fortes sommes d’argent pour qu’il leur accorde l’exclusivité de la traduction.
— Et le document en question était relatif à quoi ?
— Eh bien, selon les confidences de Bruyère, il traitait d’une découverte susceptible de changer la face du monde. Il s’agissait d’une espèce d’arme absolue.
— Et un tel texte était rédigé dans un dialecte perdu de Chine ?
Sidonie hausse ses gracieuses épaules.
— Que vous répondre ? Je n’en sais pas plus long que ce que je viens de vous dire.
— Bruyère vous a dit le nom du journaliste qui a découvert ce mystérieux parchemin ?
— Non, et me l’aurait-il dit, je l’aurais oublié.
— Au moment de sa mort, avait-il terminé son décryptage ?
— Je l’ignore.
— Que sont devenus les gens qui le servaient ?
— Eh bien, il n’avait plus que deux personnes, une toute vieille femme, Marie Tournelle qui je crois bien lui avait servi de nourrice, et le fils de celle-ci, un grand gars un peu jobastre, mi-palefrenier, mi-jardinier et valet de chambre d’occasion, Henri. Depuis qu’il vivait séparé de son épouse, Clotaire ne quittait plus sa bibliothèque ; il avait aménagé une chambre dans la pièce contiguë.
Elle se tait, regarde dormir cousin César, lequel sourit aux anges folâtres peuplant son chétif sommeil décadant.
— C’est un être d’une douceur exquise, n’est-ce pas ? demande-t-elle en le désignant.
Et de s’approcher de lui pour, doucement, câlinement, flatter d’une main de velours la braguette flasque du bonhomme.
J’en profite pour partir à la recherche d’Adolphe. Le larbin m’apprend que Monsieur est parti comme un fou au volant de sa Rolls immaculée (et immatriculée), en parlant d’avocat et de séparation de corps.
— C’est un jaloux ? lui demandé-je à brûle-pourpoint, malgré qu’il ne soit que valet.
Le cher garçon sourit avec l’air d’en avoir deux, ce que je lui souhaite tout ce qu’il y a de volontiers.
— Pensez-vous. Il est parfaitement au courant des fantaisies de Madame. Il sait bien que Madame lui est fidèle et que si elle fait des pipes à droite et à gauche, c’est par marotte de collectionneur ; mais que ça ne va pas plus loin. Madame a des apparences frivoles, un parler quelque peu relâché, des attitudes parfois équivoques, mais Madame est une femme sérieuse. Si elle suce beaucoup, c’est uniquement par gourmandise, voire simplement par curiosité.
— Et Monsieur ?
Le valet prend son air le plus simiesque. Matois et torve, un air de maquignon normand qui va te fourguer un vieux cheval de labour en t’assurant que c’est un demi-sang.
— Ah ! Monsieur ! Alors là, Monsieur ! je n’en dirais pas autant de lui. Toutes les occasions de tremper lui sont bonnes. Le queutard type. Plusieurs tringlées dans la même journée ne lui font pas peur. C’est beau, à son âge, non ? Je l’ai eu vu embroquer sa femme, la mienne et la lingère en un seul après-midi. Chapeau !
— Vous ne vous rappelez pas ce qu’il faisait le dimanche 4 avril 1976 entre trois et quatre heures de l’après-midi, par hasard ?
— Oh, si, monsieur. Je pense qu’il était en train de tuer le comte de Bruyère.
AUTOPSIE D’UN COUP DE FOUDRE
L’auberge Saint-Hubert, à La Celle-Tontaine, Loiret. C’est une bâtisse tout en longueur, prolongée par des écuries désaffectées qui, maintenant, servent de remises à voitures.
Deux salles en enfilade, de petites dimensions, dont la plus vaste comporte une cheminée de briques surmontée d’une tronche de cerf. Les murs sont recouverts d’une indienne fatiguée, dans les tons gris. Le mobilier est rustique, des cuivres conventionnels miroitent dans des pénombres et les fenêtres à petits carreaux sont munis de rideaux bonne-femme à carreaux plus petits encore.
Une patronne jeune et dolente, un chef jeune et courageux, virilisé d’une solide moustache blonde. Une serveuse dodue à l’œil cochon.
On s’installe, la Pine et moi, on commande une assiette de cochonnailles et du vin rouge frais.
Et puis on dit comme ça à la dolente taulière qu’on raffolerait parler au dénommé Henri Tournelle, lequel, selon la rumeur publique, travaillerait à l’auberge.
La personne à qui je m’adresse est un poil lymphatique, blêmasse, bouffie sous les prunelles, comme une qui a trop baisé sans jouir, trop joui sans baiser, de l’albumine, passé la nuit à fumer, un taux historique de cholestérol, voyagé dans un train yougoslave, trop bouffé de fondue bourguignonne, des règles douloureuses, une maman cartomancienne, la cervelle horizontale, une chiée de grossesses inabouties, de l’insuffisance hormonale, raté son certificat d’études primaires, pris trop de somnifère, la flemme, l’intention de ne pas avoir d’intention, le passé devant soi, l’avenir derrière soi, un père alcoolique, les canaux lacrymaux obstrués, jamais lu mes livres.
Elle tente désespérément de comprendre ce qu’un homme comme moi peut avoir à dire à un homme comme Henri Tournelle, n’y parvient pas, y renonce, demande à Paulette, la serveuse, d’aller chercher Riri. Ladite part quérir ledit. Le chef à moustache se pointe avec ses cochonnailles. Lui, il est tout heureux d’exister, de se dépenser, d’avoir une auberge, une bonne femme ravagée par tout ce que j’ai énuméré quelques lignes plus avant, et un II dans le Gault et Millau sur la Sologne. Tout lui est pied, comme dirait si joliment Mme Paris (comtesse de, reine de France par effort d’imagination).
Il parle et corne d’abondance. Dit que son cochon est le meilleur de Sologne, son vin le plus fameux de Loire. Sa cuisine la plus courue à deux cents mètres à la ronde, tout ça, et d’autres choses enthousiastes, bien joyeuses, tonifiantes ô combien. Tout joyce qu’il est d’avoir tringlé Madeleine, cette noye pendant son sommeil et filé sa main au réchaud de la servante, pour dire de se faire un doigté avant les feuilletages.
Et alors, bon, Henri s’annonce, tout intimidé, humide d’inquiétude, de qu’est-ce-c’est-c’type-qui-d’mande-après-moi-cré-bon-gu ?
Il soutirait du pinard à la cave. Y a des traînées odoriférantes sur son gros tablier bleu. C’est un bon gars, Riri, ça se voit de loin, comme le Sacré-Cœur. Le sourire emprunté et jamais rendu, le regard qui cherche à se vouer, une belle expression pour saint de vitrail, si on vitraillait des saints très cons. Je lui tends la main, il s’assure qu’il n’y a rien dedans et la serre.
— Vous permettez que je bavarde un peu avec votre employé ? je demande au chef.
Pour le coup, il rembrunit, le Gaulois. Appréciant tout, il sait la valeur de tout. Chiffre déjà dans la colonne du manque à gagner les minutes perdues par son employé, à cause de moi.
— Vous le connaissiez ? s’informe-t-il.
Je lui montre ma carte. Là, il a le sursaut salutaire, celui qui fait oublier les préoccupances secondaires. Une carte de flic, ça n’impressionne plus que les honnêtes gens de province. Sinon ça fait marrer les voyous et rechigner les intellectuels.