Lui, il est de la catégorie qui se laisse encore intimider.
Des idées noires lui escadrillent la gamberge.
Quoi, qu’est-ce à dire ? Les poulets après Riri ? Le valet serait-il un douteux ? Un gibier de potage ? Traînerait-il un casier judiciaire le long de ses casiers à bouteilles ? Holà ! Oh ! la la !
Je le rassure :
— Henri Tournelle a servi chez M. de Bruyère qui mourut assassiné en 76. Un complément d’enquête a été ordonné et j’ai besoin de réentendre son témoignage.
Mais ça ne lui dissipe pas pour autant les soupçons au bergiste.
— Riri aurait-il trempé dans l’affaire ?
— Grand Dieu non, mais…
Et alors, tu sais pas ? Oh ! non, attends que j’écluse mon verre. Voilà, il est bon. Du Bourgueil, je le raffole ce pinard. Il a un goût de France peinarde, pas bileuse.
Imagine-toi qu’au moment où le chef de moustache demande « Riri aurait-il trempé dans l’affaire » ? l’intéressé se rend intéressant puisqu’il s’enfuit en courant. Tu me crois pas ? Demande à Pinaud ! Hein, Pinuche, que le gars se sauve à gorge déployée ? Ah ! tu vois ! Et César, tu peux le croire : il est incapable de mentir quand il ne s’agit pas de lui.
Ce que je fais alors ? Je vais t’y dire. Auparavant on va passer une page de publicité.
Le plus à droite des journaux de gauche.
Le plus à gauche des journaux de droite.
Son élite !
Son Poirot.
Son Delpech.
Son Baroncelli.
Son Escarpit.
Ses pages couleurs.
En vente dans le monde entier, y compris en France métropolitaine.
Donc, Riri détale.
Ce qui est absolument, rigoureusement, extrêmement inattendu.
Et qui ne laisse pas de me plonger dans la perplexité.
Bien sûr, je rebuffe la table, renversant la bouteille de Bourgueil sur la nappe à petits carreaux.
Traverse la salle au pas de décharge (tant tellement je vais vite).
Et qu’aspers-je ?
Le valet de cave qui court comme un qui a des ratés en direction de la forêt ambiante.
Vais-je le poursuivre ?
Son avance n’est pas telle qu’elle ne puisse être comblée, comme on dit puis dans les faubourgs parisiens. Mais moi, crois-moi ou non, je n’ai pas envie de galoper derrière lui. Question de dignité. Le courser dans l’espoir de lui placer un placage, de l’emparer par le collet, de le houspiller d’importance pour l’obliger à révéler les raisons de sa fuite, voilà qui me paraît sot, vain et dérisoire.
Tout ce dont je me contente, c’est de crier :
— Tournelle ! vous êtes complètement idiot !
Mais il ne stoppe pas pour autant.
Songeur — on le serait témoin —, je retourne à l’auberge où Pinaud grignote des cornichons pendant que le taulier lui fait part de ses éberluements.
— Alors ? me demande ce dernier, à moi qui suis le premier. Riri serait l’assassin ?
— Pourquoi ?
— Mais… la manière dont il s’est enfui en apprenant que vous étiez de la police ?
— C’est son problème, assuré-je en piochant une côte de porc.
Il est surpris de me trouver dans de telles dispositions d’esprit.
Et moi, je gamberge à l’événement, et je me dis que, franchement, je ne le crois pas coupable, le gars Riri. C’est systématique chez moi, hein ? D’Alacont, la Mouillechagatte, Tournelle… Je les blanchis d’instinct, sur leurs mines. Et pourtant, la suspicion plane sur eux comme des condors de la cordelière des Andes sur un accident de la route.
Moi, souvent, tu remarqueras : plus un gonzier paraît mouillé, mieux j’ai tendance à le blanchir. Le procédé Agaga que causait la Mouillechagatte, quoi !
Le chef regarde sa bonne femme qu’on paraît avoir fait bouillir dans un court-bouillon aux poireaux.
— Non, mais tu te rends compte, Mado ? Nous avions engagé un criminel !
Mado ne se rend compte de rien. Boire des cafés au lait et faire des additions, c’est tout ce dont elle peut. Hormis, elle stagne comme une vache crevée dans un étang.
— Dites, monsieur le commissaire, cette histoire ne va pas nous valoir d’ennuis, j’espère ? Tournelle n’est chez nous que depuis huit mois, vous savez, et on n’a jamais rien eu à lui reprocher…
— J’en suis persuadé. Il a toujours sa mère ?
— Oui, mais elle est impotente dans une maison de retraite d’Orléans : « Le Coucher du Soleil ».
Je cesse de m’intéresser à l’homme en blanc (excepté une tache de sauce bordelaise à la manche droite). Si bien que, indécis et troublé, il se rapatrie dans ses cuistances. La Mado se remet la bride du soutien-chose en place. Elle a des points noirs sur le pif. Je me demande à quoi elle sert dans la vie. J’aime bien attribuer une utilité aux gens, même vague et menue, pour dire de me les justifier. Elle, je parviens pas à lui trouver un brin d’occupe. Elle est là, hautement végétative, plus végétale qu’animale, plante en pot, mais pas ornementale. Ça se traîne, ces trucs-là. C’est négatif, improbable, mais cela occupe un volume, consomme de l’air et des calories pour rien restituer à la place, pas même un regard, un sourire, un quelconque sentiment. Elle pourrait servir de trou, mais à qui ? Le taulier l’a ramassée en passant sa vie. Elle a su l’accrocher, parler à quelque chose de mystérieux qui est dans la gamberge du bonhomme. Et puis bon, elle est là, auberge Saint-Hubert à la Celle-Tontaine, et faudrait écrire un livre sur elle, la Mado. Un gros book plein de péripéties intérieures, une vachetement copieuse biographie, plus riche que celles à Victor Hugo, Napoléon, Hitler, un monstre bouquin qui la contiendrait extrêmement toute, Madeleine, avec ses points noirs, sa peau blette, ses prunelles éteintes, son cycle perturbé, sa morose connerie en stagnation (de Faust), sa caisse, son tricot, des trucs rampants, incertains, ce rien qu’elle est issue, Mado. Floue et morte d’avance. Un être qui vaut pas la peine. Qu’est nul, qu’est là. Qui regarde sans voir, qui mange sans saveur. Qui pisse aux besoins. Graine crétine inaboutie. Manque à vivre. Inféconde. Et pourtant à considérer comme existante, donc sacralisée par le phénomène vie. Oh ! oui, cette biographie de Madeleine Moulfol, je la sens me venir à bout de plume, toute, magistrale, glorieuse, plantée à la face de ses contemporains. Cinq cents pages, huit cents, peut-être ? Papier bible. Pléiade ! Madeleine Moulfol c’est tout. Simple, terrible : Madeleine Moulfol. Et puis tout dire, rien rater, l’à quel point qu’elle est peu, mais qu’elle est pourtant. Sa formidable insignifiance. Son inertie haut voltage. Histoire de truc épavique, qu’on avait pas besoin, personne, pas même le connard à moustache et ris de veau aux pointes d’asperges. Et puis qui se trouve parmi nous, emmiraclée de gris, suintante, je probabilise ; ça, sûrement suintante. Ces machins-là, ça ne fait pas de bruit, ça fait des taches. Pas des larges, pas des très marquantes : des taches évasives, les pires. Des qui font frémir. Qui donnent à penser. Suinteries de monstre. Madeleine Moulfol ; tu vois, ça y est, je pars à l’écrire. Adieu polar, policerie de merde, action, coups de théâtre de Trafalgar Square. Adieu, l’assassinat du comte de Bruyère, la Mouillechagatte bien suceuse, le Riri tordu qu’enfuit à ma vue. Et d’Alacont dans sa cellule. Je ferme mon épicerie. Je préviens mon aimable clientèle de chiasse : dorénavoche, il n’y aura plus de livraison de livres. L’Antonio entreprend son œuvre, la vraie très belle qu’en attendait le monde entier, en retenant son souffle. Il écrit la vie de Madeleine Moulfol. Pendant des mois il sera hors circuit, l’Antoine, pas la peine de vouloir le contacter. Zabonnés absents, courrier en souffrance. La Félicie le ravitaillera en silence, prenant grand soin de pas poser ses pieds-maman sur les feuillets épars bourrés de Mado Moulfol, la tissant mot à mot, ligne à ligne, racontant bien son existence excédentaire, son absence toute-puissante d’intérêt. Sa faloterie qui donne à chanceler. La signification profonde, obscure, d’un être tellement minime. Le dépassement humain d’une telle quelconquerie. Je te dis que me v’là à l’écrire, la vie édifiante de Mado l’insipide, de Mado l’infime. Elle me transporte, moi, cette personne. Je la veux héroïne. Huit cents, mille pages ! Madeleine Moulfol. Je vois la couverture dans les librairies. Des passifs comac, près de la caisse. Le titre en rouge, que ça se voye bien. Et sa gueule sur la couvrante, à Mado : points noirs, peau grise, z’yeux surcons. Tout sur Madeleine Moulfol ! Son absence, sa moins-que-riennerie. Cette femme si vaine, posée dans l’auberge Saint-Hubert à La Celle-Tontaine (Loiret). C’est quoi, son volume réel dans l’univers, la Mado ? Comment faire ? Ah ! je sais. Tu remplis une baignoire aux deux tiers. Tu la choisis bien rectangulaire, pas te compliquer la vie, tu calcules le volume de la flotte (longueur x largeur x hauteur). Ensuite tu flanques Mado dans la tisane, immergée complet, surtout qu’elle bouge pas. Tu recalcules le nouveau volume (cette fois t’as juste la hauteur à mesurer), ensuite tu défalques le premier du second, et alors là, pile, t’obtiens le volume à Madeleine Moulfol, au centimètre cube près, comprends-tu ? Moi, ça m’intéresserait son volume exact, Mado. Pourquoi ? Je peux pas te dire. Tout m’intéresse chez elle. Son trou du cul, tiens. Je suis sûr, parti comme je suis, qu’il me passionnerait en plein. Je le photographierais en gros plan, rien perdre du moletage. Et ensuite, à bout de contemplation fascinée, je te le raconterais en termes surchoix sélectionnés à vif, entièrement créés par moi : zob aux Larousse, Littré, Robert. Le santonien moderne. Intégral, taillé dans la masse à ta demande. Tu saurais son plus fou cheveu fou sur sa nuque dégueulatoire. Les pores de sa peau. La manière qu’elle tournera crocodile, le temps poussant. Faut aimer l’homme pour qu’il te vienne des envies pareilles, te le dis ! Le vouloir absolu. L’à tout jamais sanctifier, l’envénérer de toutes parts. Que sa gloire rayonne en Madeleine Moulfol. A travers les siècles et les cercles, par-dessus les galaxies à Gueulderaik, le robot penchant. L’homme qui se désengendre doucettement. S’inaboutit d’une génération l’autre. Mado, chrysalide de nullité. Ultime représentation discernable entre pas grand-chose et rien du tout.